A quelles conditions un acte est-il moral? (V2) (G. Gay-Para

GGP, Lycée AlbertCamus, 2020-2021
The Good Place, saison 2, épisode 5 :TheTrolley Problem (2017)

Introduction
1. Kant et la morale déontologique
a) La valeur morale de l’intention
b) Les critères de la moralité
c) Les limites
2. L’utilitarisme
a) Le principe d’utilité
b) Les limites
3. Aristote et l’éthique de la vertu
a) Le bonheur comme exercice de la vertu
b) Vertu morale et prudence
c) Les limites

Le dilemme du témoin qui pourrait
actionner l’aiguillage
Le dilemme du témoin qui pourrait
pousser le gros homme
Le dilemme du tramway (Trolley Problem)
Philippa Foot (1967)
Ruwen Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine,(2011).

 Définition de la morale
Morale > mores (latin) = éthique > ethos (grec) : les mœurs,
les coutumes, les manières de vivre.
La morale désigne l’ensemble des règles de conduite,
reconnues par les membres d’une société, qui permettent de
distinguer le bien et le mal, et donc de juger les actions
humaines.
Contrairement à la science qui est descriptive (elle cherche à
décrire le réel tel qu’il est), la morale est normative (elle
énonce, non pas ce qui est, mais ce qui doit être).

 La distinction entre le droit et la morale
• Le droit a d’abord une utilité sociale. Il vise à organiser la
vie en société. La morale, en revanche, s’adresse
davantage à l’individu.
• Les lois juridiques et morales, qui varient d’une société à
l’autre, et au cours de l’histoire, ne se recoupent pas
nécessairement.
• Le droit reçoit le soutien de l’État, et donc de la force
publique. L’individu est contraint d’obéir à la loi juridique.
Il est seulement obligé vis-à-vis de la loi morale.

La
morale
Le
droit
• Une action peut être à la fois
illégale et immorale.
Ex : le meurtre.
• Une action peut être légale
et licite, mais immorale.
Ex : l’adultère.
• Une action peut être illégale,
interdite par la loi, mais avoir
une valeur morale, et donc
être légitime.
Ex : l’euthanasie.

Contrainte ≠ obligation
• La contrainte suppose un rapport de force. J’agis contre
ma volonté, car je suis soumis à une force extérieure. Je
ne peux pas faire autrement. Mais, dès que la contrainte
cesse, je retrouve ma liberté.
• L’obligation repose sur un sentiment intérieur qui
engage l’individu vis-à-vis de lui-même. J’accomplis
mon devoir moral, non pas sous la menace, ou par peur
d’une sanction, mais librement par moi-même, parce que
je reconnais que c’est ainsi que je dois agir.

 Problématisation
1) Le problème des valeurs
De prime abord, un acte est moral s’il est conforme au bien.
Mais, qu’est-ce que le bien ? Comment le déterminer ?
Comment savoir ce que je dois faire ?
• Je peux écouter ma conscience.
• Je peux suivre les mœurs et les coutumes de la
société dans laquelle je vis.
• Je peux m’appuyer sur ma religion.
→ Comment échapper au relativisme ?

2) Le problème du critère du jugement
Supposons que mon action soit conforme à la règle morale, et
donc à ce qui est bien. Mon action est-elle morale pour
autant ?
• Dans l’évaluation morale, il faut tenir compte de
l’intention du sujet. N’est-ce pas la qualité de l’intention
qui donne sa valeur morale à l’action ?
• Mais suffit-il d’avoir de bonnes intentions pour agir
moralement ? Ne faut-il pas tenir aussi compte des
conséquences de l’action ?

L’ACTION
1) La conformité à
la règle morale
3) Les conséquences2) L’intention du
sujet
Quel fondement ?
Religion
Société
Conscience
Le désintéressement / le souci d’autrui
Quels critères faut-il adopter pour évaluer l’action ?

a) La valeur morale de l’intention
Cf. Kant : « Quand il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est point
dans les actions, que l’on voit, mais dans ces principes intérieurs des
actions, que l’on ne voit pas » (Fondements de la métaphysique des
mœurs, 1785).
Pour déterminer si un acte est moral, il ne suffit pas de
constater sa conformité avec la règle morale. Il faut
s’interroger sur les motifs et les mobiles de l’action.
Pourquoi la personne agit-elle ainsi ? Qu’est-ce qui
détermine sa volonté ?

 Agir par devoir ≠ agir conformément au devoir
1. Une action peut être seulement conforme au devoir.
Extérieurement, la personne accomplit la bonne action.
Mais sa volonté est déterminée par son intérêt propre ou
par une inclination sensible.
2. Une action est accomplie par devoir, si la personne agit par
respect pour la loi morale. Sa volonté est alors déterminée
seulement par la raison. Elle fait le devoir pour le devoir lui-
même, et rien d’autre. Selon Kant, « le devoir est la
nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi ».

Actions
Non conformes
au devoir
Conformes au
devoir
Seulement
conformes au
devoir
Motivées par
l’intérêt
personnel
Motivées par la
sympathie
Accomplies par
devoir
Blâme
Véritable
respect
Simple
louange
Les différents types d’action selon Kant

Paradoxe : selon Kant, celui qui aide autrui, parce qu’il éprouve de la
sympathie à son égard, n’agit pas encore moralement ! Pourquoi ?
1. L’acte de bienfaisance est, en fait, égoïste. Malgré les apparences,
en aidant autrui, je recherche mon propre bonheur.
2. L’acte, aussi naturel et spontané soit-il, n’est pas libre. Je laisse mes
sentiments dicter ma conduite. Si je fais le bien, je n’ai aucun
mérite.
3. La moralité fondée sur la sympathie est précaire, puisqu’il suffit que
mon sentiment s’émousse, pour que je cesse aussitôt de faire mon
devoir.
4. Les sentiments non seulement ne durent pas, mais impliquent des
préférences. Si je me fie à mes sentiments, j’aurais tendance à
privilégier mes proches.

 Les conditions de la moralité selon Kant
Une action est bonne moralement si et seulement si le sujet
agit par devoir, ce qui signifie que :
1. Le sujet agit de manière complètement désintéressée, sans
tenir compte de ses intérêts personnels, de ses désirs ou de
son bonheur.
2. Il agit en tant qu’être raisonnable, indépendamment des
penchants naturels ou des sentiments qui peuvent l’affecter.
3. Il est autonome, au sens où il obéit seulement à la loi que sa
raison lui donne.
.

NB : Selon Kant, ce qui donne sa valeur morale à l’action,
c’est seulement « la bonne volonté » du sujet, et non la
réussite de l’action ou ses conséquences, lesquelles ne
dépendent pas complètement de lui..
« Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses
succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est
seulement le vouloir. »
Du point de vue moral, l’intention est donc plus
importante que la réalisation. Tant que je fais preuve de
bonne volonté, et agis par devoir, même si mon action
échoue, elle garde sa valeur morale.

b) Les critères de la moralité
Problème : je sais que je dois agir par devoir, mais je ne sais
toujours pas ce que je dois faire. Comment savoir si mon
action est conforme à la loi morale ?
Kant propose deux critères :
1) Est morale l’action dont la maxime peut être
universalisée sans contradiction (c’est-à-dire valoir
comme loi universelle).
2) Est morale l’action qui respecte les personnes, qui les
considère comme des fins, et non seulement comme des
moyens.

1) Le test d’universalisation
L’exemple du mensonge
1. Le mensonge repose sur la confiance de l’interlocuteur (il croit
que le menteur dit la vérité).
2. Si tout le monde ment, alors la confiance disparaît.
3. Or, s’il n’y a plus de confiance, il n’est plus possible (logiquement)
de mentir.
→ L’universalisation du mensonge conduit à une
contradiction. La maxime « mentir » ne peut pas être érigée en
loi universelle. Donc le mensonge est immoral.
NB : le critère de Kant est un critère logique, rationnel, et donc
indépendant de la culture ou de la religion.

2) Le respect des personnes
• Nous avons des devoirs envers les autres. Autrui n’est pas une
chose, mais une personne. Il faut distinguer les personnes et les
choses. Si nous pouvons disposer à notre guise des choses, nous
devons respecter les personnes. Toute action qui consiste à traiter
une personne comme une chose, à la traiter comme un simple
moyen (et non comme une fin) est immorale. Ex : l’esclavage.
• Mais, si nous devons respecter autrui, nous devons aussi
respecter notre propre personne. Nous ne pouvons pas faire ce
que nous voulons de notre corps ou de notre esprit. Selon Kant, il y
a des devoirs envers soi-même. Ex : le devoir de rester en vie, le
devoir de développer ses talents.

Les personnes Les choses
Caractéristiques Conscience, volonté,
identité, sensibilité
Absence de conscience
Devoirs Nous avons des devoirs Nous n’avons aucun devoir
Attitude Respect Utilisation, consommation
Statut moral Fin Moyen
Valeur Dignité Prix

Steve Mc Queen, TwelveYears a Slave, 2013.
Kant a aboli – théoriquement – l’esclavage, et ce dès la fin du XVIIIe siècle. Bien sûr, il a
fallu un peu de temps pour que la proclamation (théorique) de l’égalité morale des
hommes devienne une réalité politique. L’abolition de l’esclavage sera effective en
France en 1848, aux États-Unis en 1865.
Pour répondre à l’anti-esclavagiste Bass (joué par Brad Pitt), le propriétaire d’esclaves
Epps (joué par Michael Fassbinder) avance deux (faux) arguments pour justifier le dur
traitement qu’il leur inflige.
1) Le premier consiste à dire que les esclaves ne sont pas des êtres humains, mais des
propriétés : il les a achetés ; ils sont à lui ; donc il peut faire ce qu’il veut d’eux.
2) Le second argument, clairement raciste, consiste à opposer les « blancs » et les
« noirs », et rabaisser ces derniers au statut d’animaux.
Dans les deux cas, on le voit, les esclaves sont déshumanisés, leur humanité est niée.

Quelques difficultés :
1) Certains êtres sont difficiles à classer : faut-il les considérer comme des
personnes ou comme des choses ? Ex : les animaux, les embryons, les
robots, etc.
2) La vie en société implique nécessairement des relations intéressées et
instrumentales entre les êtres humains : nous sommes tous à bien des
égards « des moyens » les uns pour les autres. Si on considère le monde
du travail, c’est encore plus évident : le travailleur est utile, il est, avant
tout, un « moyen ». Peut-on concilier économie et morale ?
3) Peut-on qualifier d’immorale une action qui ne concerne que la personne
qui l’effectue, et donc qui n’a aucune conséquence négative sur autrui ? La
notion de devoir envers soi-même a-t-elle un sens ? Cf. Ruwen Ogien.

Les impératifs
Les impératifs
hypothétiques
Si tu veux X,
Alors tu dois faireY.
L’habileté
→ règles techniques à
appliquer pour réussir
son action
La prudence
→ conseils pratiques
(pour accéder au
bonheur)
L’impératif catégorique
Je dois parce que je
dois.
La moralité
→ commandement de
la raison
Les différents impératifs
selon Kant

Les deux formulations principales de
l’impératif catégorique
1. « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que
tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne
une loi universelle. »
2. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité,
aussi bien dans ta personne que dans la personne
de tout autre, toujours en même temps comme
une fin, et jamais simplement comme un
moyen. »

c) Les limites
 Le problème de l’intention
Comment savoir si la volonté est déterminée seulement par
la loi morale, et non par des inclinations sensibles ? Est-ce
seulement possible d’agir par devoir ?
Kant est conscient de cette difficulté :
« Il est absolument impossible d’établir par expérience avec une
entière certitude un seul cas où la maxime d’une action d’ailleurs
conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux
et sur la représentation du devoir. »

 Le problème des conséquences
Pour évaluer la valeur morale d’une action, Kant ne prend
pas en compte ses conséquences. Mais, peut-on vraiment
considérer comme « bonne » une action qui aurait de
« mauvaises » conséquences ?
Selon Max Weber, il y a deux types d’éthique : l’éthique de la conviction et
l’éthique de la responsabilité. Selon l’éthique de la conviction, je dois être
fidèle à mes principes et à mes valeurs, quelles que soient les conséquences
de mon action. Mais c’est une attitude qui peut être irresponsable, voire
d’une certaine manière, égoïste. La morale de Kant relève, semble-t-il, de
l’éthique de la conviction. Elle serait donc une morale idéaliste, qui met
l’accent sur le respect des principes, au détriment de la réalité.

 Le problème des conflits de devoirs
Selon Kant, il n’y a pas de conflits de devoirs. Pour savoir si mon
action est morale, je n’ai pas à examiner la situation, je n’ai pas à
anticiper les conséquences de mon action. Il me suffit d’examiner
la maxime de mon action pour savoir si elle est universalisable
sans contradiction. Seulement, est-ce aussi simple ? Force est de
constater que, dans la vie réelle, nous hésitons !
Selon Sartre, la morale kantienne, formelle et abstraite, n’est d’aucun secours,
lorsqu’il faut agir concrètement : l’impératif catégorique est inapplicable. D’une
part, je ne sais pas a priori ce que je dois faire : plusieurs actions sont possibles. Je
suis tiraillé par des exigences morales contradictoires. D’autre part, je dois
décider par moi-même et je suis seul : selon Sartre, aucune « morale générale »
ne peut m’aider.

 Le problème du bonheur
En accomplissant son devoir, on se rend digne du bonheur, mais
on n’est pas nécessairement heureux. Faut-il se résigner à faire
son devoir sans être heureux ? Selon Kant, le bonheur n’est pas
le souverain bien. On peut reprocher à la morale kantienne
d’être austère.
Scandale moral : les méchants sont heureux ! L’homme bon et vertueux, s’il est
accablé par le malheur, pourrait finir par renoncer à la moralité. Si le bonheur n’est
pas le souverain bien, il est néanmoins important, car l’effectivité de la morale en
dépend. Pour résoudre ce problème, Kant admet que la morale a besoin de la
religion. Celle-ci n’est pas un fondement, mais une garantie. Sans la religion, il n’est
pas sûr que les hommes puissent rester moraux toute leur vie. Au nom de la morale,
il faut donc, selon Kant, postuler l’existence de Dieu.

Deux auteurs principaux : Jeremy Bentham (1748-1832) et
John Stuart Mill (1806-1873).
a) Le principe d’utilité
Est morale l’action utile, c’est-à-dire celle qui apporte le plus
grand bonheur possible. Est immorale l’action qui apporte,
non pas le bonheur, mais le malheur. Le bonheur est donc,
pour les utilitaristes, le critère de la moralité : il permet de
distinguer le bien et le mal.
Pour savoir si une action est morale, il faut considérer, non
pas l’action elle-même, mais ses conséquences.
L’utilitarisme est un conséquentialisme.

Trois différences majeures par rapport à Kant :
1) Contrairement à Kant, les utilitaristes se soucient des
conséquences de l’action. Pour évaluer la valeur morale d’une
action, il faut considérer seulement ses conséquences. Peu
importe l’intention ou ce qui détermine la volonté. On peut donc
agir par intérêt : cela n’enlève rien à la moralité de l’acte si celui-
ci a de bonnes conséquences.
2) Il n’y a pas d’action bonne ou mauvaise en soi. Est bonne
l’action, quelle qu’elle soit, qui apporte le bonheur, améliore
l’état du monde. On peut donc, par exemple, mentir, voler, tuer,
etc. Chez les utilitaristes, il n’y a pas d’interdiction absolue.

3) Contrairement à Kant, les utilitaristes considèrent le bonheur
comme un but à attendre. En ce sens, la morale utilitariste est
une morale, non pas déontologique, mais téléologique (telos en
grec : but, fin).
Seulement, il s’agit, non pas du bonheur individuel, mais du
bonheur collectif.
Agir moralement, c’est toujours se soucier des autres, avant de se
soucier de soi. L’utilitarisme, sur ce point, rejoint la morale
chrétienne et la morale kantienne.
Mill fait lui-même d’ailleurs référence à Jésus Christ : « Dans la règle d’or de
Jésus de Nazareth, nous retrouvons tout l’esprit de la morale de l’utilité. Faire ce
que nous voudrions qu’on nous fît, aimer notre prochain comme nous-mêmes :
voilà qui constitue la perfection idéale de la moralité utilitariste… »

b) Les limites de l’utilitarisme
1) Le problème des conséquences : comment décider ?
Les conséquences sont difficiles à prévoir. Elles ne
dépendent pas complètement de nous. Dès lors, comment
pouvons-nous être sûrs de faire le bon choix ? Nous ne
pouvons pas savoir a priori que notre action aura de bonnes
conséquences. Nous ne pourrons le savoir qu’ a posteriori
(après avoir agi).

2) Le problème du bonheur : comment mesurer le bonheur
global ?
Les utilitaristes n’ont pas retenu la leçon de Kant : le
bonheur qui est « un idéal, non de la raison, mais de
l’imagination » semble, à première vue, impossible à
quantifier. Comment pourrait-il servir de critère de la
moralité ?
On peut, certes, réduire la notion de bonheur à celle de
plaisir. Mais, tous les plaisirs se valent-ils ?
→ Débat entre Bentham et Mill.

Bentham
Pour déterminer la bonne action, il suffit de faire un calcul
des plaisirs et les peines, en adoptant un point de vue
impersonnel et impartial.
→ Tous les plaisirs se valent. « Le jeu de quilles a autant de
valeur que la poésie » (Push-pin is as good as poetry).
→ Dans ce calcul, chaque individu compte, au même titre
que les autres : « Chacun doit compter pour un, personne
pour plus d’un » (Each person is to count for one and no one for
more than one). Les individus sont donc considérés comme
égaux.

Mill
Dans le calcul des plaisirs, il faut tenir compte de la quantité
et de la qualité, car tous les plaisirs ne se valent pas. Refus de
l’hédonisme vulgaire.
→ Pour savoir quels sont les plaisirs supérieurs aux autres, il
faut consulter l’avis de ceux qui ont fait l’expérience des
uns et des autres, et peuvent donc comparer.
→ L’homme ne peut pas être heureux en vivant comme un
animal. « Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc
satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile
satisfait ».

3) Le problème du sacrifice : au nom du bonheur global,
peut-on légitimer le sacrifice de certains individus ?
La maximisation du bonheur global peut avoir des effets
immoraux : au nom du bien-être de la majorité, on peut
bafouer les droits de la minorité.
→ C’est un recul par rapport à Kant : l’individu n’est plus
respecté en tant que personne ; il peut être
instrumentalisé.
Cf. par exemple, le dilemme du tramway.

• La logique utilitariste s’applique sans problème, lorsqu’il s’agit
seulement de « détourner le tramway » : il est toujours préférable d’avoir
un mort plutôt que cinq.
• Mais nous avons des scrupules à « pousser le gros homme ». Pourquoi ?
Notre intuition morale la plus forte est ici déontologiste (et non
conséquentialiste).
1) En le poussant du haut du pont, on commet directement un meurtre.
Dans le cas précédent, en détournant le tramway, on laisse mourir le
traminot sur la voie secondaire, mais on ne le tue pas.
2) On ne respecte pas l’homme en tant que personne. On le traite
comme un simple moyen, ce qui est contraire au devoir.
• Selon les conséquentialistes, refuser de pousser le gros homme est
irrationnel. Nos émotions (liées au contact physique) brouilleraient notre
jugement. Il faut, dans les deux cas, chercher à sauver le maximum de vies.
Le dilemme du tramway

4) Le problème de la compatibilité du principe
utilitariste avec les autres devoirs.
Le principe utilitaristes peut entrer en conflit avec les
autres devoirs que nous avons, par ailleurs : par exemple,
pour maximiser le bonheur global, nous pouvons manquer
aux devoirs que nous avons à l’égard de nos proches ; nous
pouvons aussi ne pas respecter nos promesses ou nos
engagements.

Dr. House, Saison 8, épisode 3 : « Altruisme extrême » (Charity Case)

Transition : Kant et les utilitaristes, malgré les différences
majeures qui les opposent, ont plusieurs points communs.
1) Ils ont le même projet : ils cherchent à énoncer, en s’appuyant sur
la seule raison, des principes, des règles morales, dont la valeur
serait universelle. En ce sens, ils cherchent à donner à la morale un
fondement rationnel (et non religieux).
2) Ils se méfient des émotions et des sentiments. Chez Kant, comme
chez les utilitaristes, la moralité n’est pas une affaire de
sentiments.
3) Ils ne tiennent pas compte des situations concrètes.
4) Enfin, ils privilégient le souci des autres, au détriment du souci de
soi. Selon eux, la moralité consiste, avant tout, à penser aux autres.
Le souci de soi a une place secondaire.

situation
Les principes moraux
(l’impératif catégorique de
Kant, le principe d’utilité de
Bentham et Mill)
La raison
Théorie
Pratique

Aristote s’intéresse moins aux actes qu’aux personnes. Sa
question principale n’est pas : « que dois-je faire ? ». Mais
plutôt : « quel type de personne faut-il être ? », ou : « quel
genre de vie faut-il mener ? ».
Il défend une double thèse :
1. Le bonheur est le souverain bien, la fin suprême qu’il faut
atteindre.
2. Il n’y a pas d’opposition entre le bonheur et la moralité.
Cette double thèse n’est pas propre à Aristote : on la retrouve
chez de nombreux philosophes de l’Antiquité (Socrate, Épicure,
etc.). Elle définit ce qu’on appelle l’eudémonisme.

La philosophie d’Aristote n’a donc pas le même statut que les philosophies
de Kant ou de Mill. Elle n’est pas une morale (une théorie du devoir), mais
plutôt une éthique (un art de vivre).
Cf. Victor Brochard : « S’il est une idée qui semble fondamentale puisqu’elle entre
souvent dans la définition même de la morale, c’est l’idée d’obligation, de devoir.
Nombre de moralistes acceptent sans hésiter de définir la morale la science du
devoir, et notre esprit moderne ne conçoit même point une morale qui ne tracerait
pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas certains préceptes auxquels
il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut bien y prendre garde, cette idée est
totalement absente de la morale ancienne. (…) Il n’y a point, dans la morale
grecque, un "impératif", mais seulement un "optatif". Cette morale se présente
toujours comme une "parénétique" : elle donne des conseils, non des ordres. (...)
Ainsi, nulle idée de devoir, ni de ce que nous appelons obligation, dans la morale
des philosophes grecs. » (« La morale ancienne et la morale moderne », 1901)
L’éthique des Anciens et la morale des Modernes

La morale ancienne La morale moderne
Problématique
générale
Quel genre de vie faut-il mener ? Que dois-je faire?
La conception
du bonheur
Réalisation de sa « nature », de
sa « fonction »
Satisfaction des désirs
La conception
de la morale
Être moral, c’est être vertueux. Être moral, c’est faire son devoir,
c’est obéir à la loi morale
(conception légaliste
de la morale).
Les rapports
entre bonheur
et moralité
Bonheur et moralité coïncident. Bonheur et moralité s’opposent.

a) Le bonheur comme exercice de la vertu
Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6.
1. Le bonheur consiste pour chaque être à réaliser la fonction
(ergon) qui lui est propre.
2. Or, l’homme est un animal raisonnable : c’est le fait de
posséder la raison (logos), qui le distingue des autres
animaux.
3. Son bonheur consiste donc à vivre de manière raisonnable,
c’est-à-dire conformément à la vertu.
→ Paradoxe : être heureux, ce n’est plus satisfaire ses désirs,
mais c’est réaliser ou accomplir sa nature.

Bonheur = raison = vertu
Difficultés :
1) Si l’homme heureux est vertueux, l’homme vertueux est-il heureux ?
Selon Aristote, la vertu est une condition nécessaire, mais non
suffisante du bonheur. Un homme vertueux peut être malheureux, si
certains biens extérieurs lui manquent. Aristote admet que la chance
(conformément à l’étymologie du mot « bonheur ») intervient, en partie.
Il est donc plus réaliste que les Stoïciens.
« Il apparaît nettement qu’on doit faire entrer en ligne de compte les biens extérieurs (…)
car il est impossible, ou du moins, malaisé d’accomplir les bonnes actions quand on est
dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre de nos actions,
nous faisons intervenir à titre d’instruments les amis ou la richesse, ou l’influence politique ;
et, d’autre part, l’absence de certains avantages gâte la félicité : c’est le cas, par exemple,
pour la noblesse de race, une heureuse progéniture, la beauté physique. » (EN, I, 9)

2) Mais qu’est-ce que la vertu ? La vertu (arétè) chez Aristote a
plusieurs sens.
- Prise au sens large, elle désigne, d’une manière générale,
l’excellence d’un être : un être vertueux, c’est un être
excellent, c’est-à-dire un être qui accomplit parfaitement
sa fonction. Ex : un œil vertueux, c’est un œil qui voit bien.
- Prise au sens strict, la vertu désigne une qualité
individuelle. Aristote distingue chez l’homme les vertus
intellectuelles comme la sagesse (sophia) et la prudence
(phronésis) et les vertus morales comme la justice, le
courage ou la générosité.

b) Vertu morale et prudence
Selon Aristote, la vertu morale a trois propriétés majeures :
1) La vertu est une disposition à bien agir, non pas innée,
mais acquise. Nous ne sommes pas naturellement pas
vertueux : nous le devenons, avec le temps, en
accomplissant des actes vertueux.
2) La vertu se définit par la médiété, par le juste milieu entre
deux vices, l’un par défaut, l’autre par excès.
3) Elle fait intervenir une vertu intellectuelle qui est la
prudence (phronèsis). Il n’y a pas de vertu morale sans
prudence.

Actes vertueux Vertu
« Ainsi, c'est en bâtissant qu'on devient bâtisseur et en jouant de la cithare
qu'on devient cithariste. De la même façon, c'est donc aussi en exécutant des
actes justes que nous devenons justes, des actes tempérants qu'on devient
tempérant et des actes courageux qu'on devient courageux. » (EN, II, 1)
La vertu morale, fruit de l’habitude

La vertu morale comme juste milieu (1)
La vertu morale est « une moyenne entre deux vices, l'un par excès, l'autre
par défaut ; et cela tient encore au fait que les vices, ou bien restent en deçà
ou bien vont au-delà de ce qui est demandé dans les affections et les actions,
alors que la vertu découvre le milieu et le choisit. » (EN, II, 6)
Courage
Lâcheté
(vice par défaut)
Témérité
(vice par excès)
+−

La vertu morale comme juste milieu (2)
« Voilà aussi pourquoi c'est un travail d'être vertueux car, en chaque chose, c'est
un travail de prendre le milieu : ainsi, prendre le milieu du cercle n'est pas à la
portée de tout le monde, mais exige le savoir. Or, de la même façon, si se mettre en
colère est à la portée de tout le monde et chose facile, comme de donner de
l'argent et en dépenser, en revanche, le faire en faveur de la personne qu'il faut,
dans la mesure, au moment, dans le but et de la manière qu'il faut, ce n'est plus
à la portée de tout le monde ni chose facile. Voilà précisément pourquoi le bien est
chose rare, louable et belle. » (EN, II, 9)
Vertu Affection ou
action
Vice par défaut Vice par excès
Courage Peur Lâcheté Témérité
Tempérance Plaisir Insensibilité Intempérance
Douceur Colère Indifférence Irascibilité
Générosité Donner de l’argent Avarice Prodigalité

Situation
La prudence
« La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une
médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme
la déterminerait l’homme prudent (phronimos). » (EN, II, 6)
« Le propre d’un homme prudent, c’est d’être capable de délibérer
correctement (...). Nous estimons que Périclès et les gens comme lui sont des
hommes prudents en ce qu’ils possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est
bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général. » (EN, VI,
5)
Délibération
Bonne décision

→ Mais, qu’est-ce que la prudence (phronésis) ?
Selon Aristote, si la vertu morale est un juste milieu, ce juste milieu,
loin d’être une norme absolue, est toujours relatif à la situation. Or,
pour le déterminer, il faut être « prudent ».
La prudence est, selon Aristote, cette vertu intellectuelle qui nous
permet de délibérer afin de prendre la meilleure décision possible, en
fonction de la situation particulière dans laquelle nous nous trouvons.
Chaque situation étant différente, l’homme prudent sait adapter son
comportement et prendre la bonne décision : il n’applique pas un
principe général de manière automatique ; il invente la règle de
conduite particulière qui convient à la situation particulière dans
laquelle il se trouve.

L’éthique d’Aristote échappe donc aux écueils que nous avons repérés
dans les morales modernes (chez Kant et chez les utilitaristes) :
1) Aristote a une conscience aiguë du caractère particulier de chaque
situation. Il renonce à formuler des principes généraux, puisque la moralité
suppose toujours un examen « au cas par cas ».
2) Le bonheur et la moralité coïncident. D’une part, il n’y a pas de bonheur
possible à faire le mal. D’autre, celui qui fait le bien, s’il est vraiment
vertueux, le fera toujours avec plaisir : seul l’homme qui n’est pas encore
pleinement vertueux vit la moralité comme une contrainte, et donc comme
une souffrance.
3) Les émotions et les sentiments ne sont pas à condamner. L’homme
vertueux n’est pas l’homme apathique, qui ne ressent rien, mais plutôt celui
qui sait adopter la bonne attitude par rapport à ses émotions, et donc en
tirer profit. Dans telle ou telle situation par exemple, la peur est bonne
conseillère. Il y a donc une rationalité des émotions.

c) Les limites
1) Le problème du critère de l’action bonne
Si on suit Aristote, est bonne l’action qui a été accomplie par
l’homme vertueux. L’homme vertueux est donc chez Aristote le
critère (vivant) de la moralité. Mais deux objections sont
difficiles à éviter :
1. Ce critère est trop vague, à l’évidence, pour être utile :
comment reconnaître l’homme vertueux ?
2. Il y a aussi un risque de circularité. Qu’est-ce qu’une bonne
action ? L’action accomplie par l’homme vertueux. Qui est
l’homme vertueux ? L’homme qui accomplit la bonne action.

2) Le problème du respect de la liberté individuelle
L’individu n’est pas libre de mener sa vie comme il le souhaite. Pour être
heureux, il doit réaliser sa nature, donc vivre de manière raisonnable. On
peut donc reprocher à l’eudémonisme grec d’imposer une manière de
vivre.
3) Le problème du désintéressement
Du point de vue de la morale moderne, l’eudémonisme grec est, en fait,
immoral. La vertu, loin d’être une fin en soi, n’est qu’un moyen pour accéder
au bonheur. L’homme dit vertueux agit de manière intéressée : il cherche,
avant tout, à être heureux. Selon Kant, ce n’est pas satisfaisant : tous les
eudémonistes sont « des égoïstes pratiques ».

• Ruwen Ogien
- L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes,
Gallimard, Folio, 2007.
- L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté
humaine. Et autres questions de philosophie morale
expérimentale., Grasset, Le livre de poche , 2011.
• Michael Sandel, Justice (2008) , Flammarion, « Champs »,
2017.

A quelles conditions un acte est-il moral? (V2) (G. Gay-Para

Recommended

Recommended

More Related Content

What's hot

What's hot (20)

Similar to A quelles conditions un acte est-il moral? (V2) (G. Gay-Para

Similar to A quelles conditions un acte est-il moral? (V2) (G. Gay-Para (20)

More from Gabriel Gay-Para

More from Gabriel Gay-Para (19)

Recently uploaded

Recently uploaded (20)

A quelles conditions un acte est-il moral? (V2) (G. Gay-Para