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Étudiante : Mélody Charles Directeur de mémoire : M. Cardon
Mémoire de fin d’études
Le rôle du tabou dans l’identité professionnelle :
le cas des agriculteurs du Nord et Pas-de-Calais
Années 2020-2021
Master 2 Sciences de l’éducation et de la formation
Spécialité : Travail social, insertion sociale et lutte contre les exclusions
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de mémoire, M. Cardon, pour avoir
accepté de m’accompagner. Durant un an, il a su se montrer disponible et m’aiguiller dans ce
travail pas si évident, tout en m’encourageant. Nos discussions et sa connaissance du milieu
agricole m’ont beaucoup apporté.
Je remercie également M. Niewiadomski, mon responsable de Master 2, ainsi que l’ensemble
des enseignants du département des Sciences de l’Éducation de l’Université de Lille. Malgré le
contexte sanitaire, ils ont contribué à faire de ce Master deux années passionnantes.
J’aimerais ensuite remercier Xavier Bonvoisin, coordinateur régional et Jean Marie Lebrun,
président de l’association Arcade, de m’avoir acceptée en stage durant 6 mois. Ce stage a été
l’occasion de découvrir le travail associatif et notamment le binôme salarié-bénévole. J’adresse
un immense merci à mes collègues des différentes antennes et en particulier l’équipe
d’Hazebrouck, qui m’a aidé durant tout le cheminement de cette enquête et qui m’a permis de
m’intégrer au mieux dans l’association.
Je ne saurais oublier de remercier les agriculteurs et agricultrices qui m’ont fait confiance et ont
accepté de prendre du temps pour participer aux entretiens. Leurs histoires de vie m’ont
beaucoup touchée et me confortent aujourd’hui dans mes choix professionnels.
Je remercie les personnes qui ont pris le temps de relire mon mémoire et m’ont aidées dans ce
travail académique, elles se reconnaitront.
Enfin, je remercie mes parents pour le soutien qu’ils m’apportent depuis toujours. Ils ont su me
laisser libre de mes choix et m’ont toujours encouragé, dans tout ce que j’ai pu entreprendre.
Table des matières
Introduction 1
Chapitre 1 : État de l’art 3
1) Définition de l’agriculture...............................................................................................3
1.1 Qu’est-ce que l’agriculture ? 3
1.2 Qui sont les agriculteurs ? 4
1.3 Quelles sont les fonctions de l’agriculture ? 5
2) Une crise sociale et identitaire ........................................................................................7
2.1 De majorité démographique à minorité rurale et politique 8
2.2 Une recomposition de l’espace rural 11
3) Controverses liées aux pratiques agricoles ..................................................................14
3.1 Entre modernisation et modernité 14
3.2 Émergence du développement durable 16
3.3 Controverse des pesticides 18
3.4 Controverse de l’élevage 21
4) Travail, entre normes et contraintes ............................................................................24
4.1 Un endettement croissant 25
4.2 Politique agricole et paradoxe économique 27
5) Imbrication travail/ famille........................................................................................... 31
5.1 Agriculteur, un métier choisi ? 31
5.2 Transmission et inégalités dans les fratries 34
5.3 Quelle place pour les femmes ? 36
6) Santé et usure au travail................................................................................................ 40
6.1 Le corps comme outil de travail et de reconnaissance 41
6.2 L’incorporation des risques 44
6.3 La santé mentale 47
Chapitre 2 : Méthodologie d’enquête 53
1) Problématique et hypothèses ........................................................................................ 53
2) Présentation du terrain et pré-enquête........................................................................55
2.1 Terrain d’enquête 55
2.2 Pré-enquête 57
3) Méthodologie ..................................................................................................................69
3.1 Présentation de la grille d’entretien 70
3.2 L’échantillon d’enquête 71
Chapitre 3 : analyse des résultats : le tabou incorporé par le métier 72
1) Tabou autour des difficultés professionnelles ............................................................. 73
1.1 Individualisme agricole : « Aujourd’hui je suis une proie » 73
1.2 Patrimoine familial : dette financières ou dette morale ? 77
2) Tabou autour de la transmission..................................................................................80
2.1 Choix de l’héritier et inégalités : « Elles n’étaient pas intéressées » 80
2.2 Désigné successeur : « Au départ, je voulais pas être agriculteur » 84
2.3 Transmission : entre promiscuité et tensions 89
3) Tabou autour de la santé...............................................................................................92
3.1 Incorporation des risques du métier : « Non mais c’est normal » 92
3.2 L’impossibilité de se mettre en arrêt : « En arrêt de travail actif » 97
3.3 Rapport à la santé : « C’est pas en pleurant qu’on va s’en sortir » 98
4) Tabou autour de de l’identité professionnelle...........................................................102
4.1 Entre contrainte et liberté : l’autonomie paradoxale du métier 103
4.2 Manque de reconnaissance : « On sera juste des gens pour le paysage » 108
4.3. « Aujourd’hui, on ne vit plus d’agriculture » 111
Conclusion 117
Bibliographie 120
Annexes
1
INTRODUCTION
« Entre tous les groupes dominés, la classe paysanne, sans doute parce qu’elle ne s’est
jamais donné le discours ou qu’on ne lui a jamais donné le contre-discours capable de la
constituer en sujet de sa propre vérité, est contrainte de former sa propre subjectivité à partir
de son objectivation »
Bourdieu, Une classe objet (1977, p.4)
Je suis issue du milieu agricole. Mes grands-parents maternels et paternels étaient tous
éleveurs et cultivateurs depuis plusieurs générations. La majorité de mes oncles et tantes ont
eux aussi suivi cet exemple, de même que mon père avant qu’il n’effectue une reconversion
professionnelle. Les raisons qui l’ont poussé à cette reconversion, outre la découverte de son
nouveau métier, étaient vagues pour moi. J’ai appris avec le temps qu’il ne supportait plus les
conditions d’élevage qu’on lui imposait, mais aussi la perte d’autonomie dans son métier.
Je constate que depuis maintenant plusieurs années, l’agriculture prend de la place sur la scène
médiatique. Le développement durable étant au cœur des préoccupations sociétales, certaines
pratiques agricoles telles que l’usage des produits phytosanitaires, ou encore l’élevage intensif
sont remises en question. Plus récemment, la pandémie de la Covid 19 est venue questionner la
notion de souveraineté alimentaire et notamment l’importance de l’agriculture comme
ressource essentielle. Cette médiatisation de l’agriculture a également mis en lumière le
phénomène de suicide agricole.
En 2016 la MSA (Mutualité Sociale Agricole) affirmait qu’un agriculteur se suicide tous les
deux jours en France. Si l’organisme semble jeter un pavé dans la mare, d’autres études
démontrent que la surmortalité par suicide des agriculteurs apparait dans les statistiques depuis
plus de quatre décennies, ce qui en fait un fait social (Deffontaines, 2017). Or, si le suicide est
l’aboutissement d’une période de souffrance intense, l’acte ultime de la désaffiliation, qu’est-
ce qui justifie que celle-là ne soit pas détectée à temps par les institutions préventives ?
2
Mon hypothèse est qu’il existe en agriculture des tabous, et que ceux-là sont liés à l’identité
professionnelle des agriculteurs. Le tabou est à l’origine une confrontation à une problématique
que l’on ne peut résoudre. Et c’est parce que résoudre cette problématique reviendrait à
bouleverser l’ordre établi (moral ou organisationnel) du groupe, qu’elle devient un problème.
Ce qui va devenir tabou est quelque chose qui choque, qu’on ne peut pas dire, sous peine de
faire exploser le groupe par la discorde ou d’être stigmatisé par celui-ci. (Casanova, Noguès,
2018). L’identité professionnelle quant à elle, est avant tout une identité sociale (divisée entre
l’identité pour soi et l’identité pour autrui) ancrée dans une profession. Elle est le produit d’une
socialisation, d’une incorporation de savoirs professionnels, de représentations collectives, et
se construit tout au long de la vie professionnelle (Dubar, 2005). Mon hypothèse est que ces
tabous sont incorporés par les agriculteurs tout au long de leur socialisation et que leur identité
professionnelle se construit à travers ceux-ci. Ce sont ces tabous qui engendreraient l’isolement
des agriculteurs, et qui expliqueraient leur souffrance.
Dans un premier temps, et pour affiner mon hypothèse, je serai amenée à chercher ce qui
constitue l’identité des agriculteurs, à travers un état de la littérature préexistante sur le sujet.
Cela nous permettra de comprendre en quoi certains éléments qui lui sont propres peuvent être
des supports de tabous.
Dans un second temps, je réaliserai une enquête empirique au sein de l’association Arcade
paysans et ruraux solidaires, qui accompagne des agriculteurs en difficulté. Je mènerai d’abord
une pré-enquête au travers d’entretiens exploratoires auprès des professionnels de l’association,
avant d’effectuer des entretiens semi-directifs auprès des exploitants agricoles.
Dans un troisième temps, j’analyserai et discuterai des résultats obtenus, ce qui me permettra
de mettre en évidence l’existence de plusieurs grands tabous en lien avec l’identité
professionnelle des agriculteurs.
3
Enfin, je conclurai sur l’intérêt de mon travail au regard des sciences sociales, tout en tenant
compte des limites de l’enquête, et sur son apport dans l’accompagnement des agriculteurs
faisant face à des difficultés professionnelles.
CHAPITRE 1 : ÉTAT DE L’ART
Avant toute chose, et dans l’optique de répondre à mon questionnement, il est essentiel
de prendre connaissance de ce que des auteurs ont d’ores et déjà pu écrire sur le sujet qui
m'intéresse : les tabous en agriculture. En lien avec mon hypothèse, ce qui m'intéresse plus
précisément est donc de comprendre ce qui fait aujourd’hui l’identité des agriculteurs. Dans la
mesure où l'identité professionnelle passe par le travail, je commencerai par définir ce qu’est
l’agriculture, qui sont les agriculteurs et comment sont définies leurs missions. J’évoquerai
ensuite le contexte agricole français ainsi que les mutations qui l’ont conduit au modèle que
l’on connaît aujourd’hui, en passant par ses controverses. J’aborderai ensuite les spécificités de
ce métier, notamment l’imbrication travail/famille, ainsi que la santé des agriculteurs, au regard
de leurs conditions de travail. Nous verrons ainsi qu’au travers de ces éléments, constitutifs de
l’identité des agriculteurs, se jouent des phénomènes d’isolement et de tabous.
J’estime que pour cet état de l’art, l’entrée sociologique est celle qui est la plus adaptée afin de
comprendre l’identité de cette catégorie socio-professionnelle. Je vais donc citer des auteurs en
majorité issus de la sociologie, sans toutefois exclure d’autres auteurs de disciplines connexes,
selon les besoins de la recherche. Commençons par définir notre objet d’étude.
1) DEFINITION DE L’AGRICULTURE
1.1 Qu’est-ce que l’agriculture ?
Une branche d’activité liée à la production de biens alimentaires serait probablement la réponse
qui vient à l’esprit de chacun. Cependant, lorsque je décide d’entrer le mot « agriculture » dans
mon moteur de recherche, il m'apparaît un éventail de propositions : Élevage, horticulture,
agronomie, industrie agro-alimentaire, aquaculture, irrigation, pêche, sylviculture, commerce,
4
tourisme, biologie, technologie, etc… Il semble donc que l’agriculture soit un microcosme
abritant bien plus qu’il n’y paraît. Parler du « monde agricole » comme entité a cessé de faire
sens, on ne peut aujourd’hui se rapporter aux mondes agricoles qu’au pluriel (Hervieu,
Purseigle, 2013.) D’autant plus que si l’agriculture regroupe non seulement des branches
d’activités différentes, elle regroupe également des formes d’organisation du travail diverses.
Les exploitations agricoles familiales restent prédominantes dans le monde comme en France ;
et si elles se révèlent d’une incroyable diversité et d’une grande capacité de transformation,
elles sont loin d’incarner la seule forme d’agriculture. On pourrait aujourd’hui parler
d’agriculture familiale, d’agriculture de subsistance, d’agriculture de firme (Purseigle, Nguyen,
Blanc, 2017), mais également d’agriculture territoriale (Sencebe, Pinton, Alphandéry, 2013) ou
d’agriculture moderne (Petit, 2011).
Ainsi, l’agriculture n’est pas un modèle unique, immuable, mais elle se transforme
progressivement au fil des évolutions techniques, des modèles économiques et sociétaux.
1.2 Qui sont les agriculteurs ?
Il me paraît intéressant de soulever cette question, tant aujourd’hui ce mot revêt diverses
significations. De qui peut-on dire qu'il exerce la profession « d'agriculteur » ? (Boguslaw,
1967) Dans l'ensemble, les travailleurs de la terre constituent un groupe social si large et si
complexe que le terme d’« agriculteur » n'a plus qu'une signification professionnelle très vague
et qu'il vaut mieux assimiler l'agriculture à une branche d'activité, comme on le fait pour
l'industrie. On peut bien en effet tenter de distinguer les arboriculteurs et les éleveurs de porcs,
les apiculteurs, les maraîchers, etc. Cependant, la plupart des exploitations ont une production
tellement variée qu'il paraît justifié de maintenir ici le terme général d’agriculteur (ex : l’éleveur
qui choisit de nourrir ses animaux avec ses propres aliments cultivera des céréales, du maïs, et
de fait ne sera plus uniquement éleveur : il sera qualifié de polyculteur-éleveur).
De plus, composée à deux tiers d’hommes et à un tiers de femmes (nous reviendrons plus tard
sur les questions de genre), il semble que la population des actifs agricoles regroupe des statuts
professionnels bien différents. En 2010, le recensement agricole dénombrait 603 900 chefs
d’exploitation et co-exploitants (trois quarts d’hommes), 207 500 aides familiaux (pour moitié
des femmes) et 155 000 salariés agricoles (trois quarts d’hommes à nouveau) (Bessière,
5
Bruneau, Laferté, 2014). Aujourd’hui comme hier, situer les agriculteurs et les agricultrices
dans des hiérarchies socio-économiques n’est pas sans difficulté, nous explique Chauvel (2001)
dans son enquête, car une grande partie d’entre eux sont des indépendants et échappent à la
plupart des études sur la stratification sociale. En effet, le calcul des revenus est rendu difficile
car ceux-ci varient d’un mois à l’autre et d’une année sur l’autre, selon les périodes et les types
de productions, ce qui fait de leur chiffre d’affaires à un instant T un mauvais indicateur de
revenus. De plus, les exploitants agricoles, comme d’autres indépendants, mettent en œuvre
diverses stratégies afin de minimiser leurs revenus déclarés, selon un continuum allant de la
négociation à la fraude (Spire, 2011).
Nous pouvons également observer un paradoxe concernant cette catégorie socio-
professionnelle qui, dans son ensemble, serait la plus touchée par la pauvreté. En effet, comme
le montrent en 2004 les données de l’INSEE sur le taux de pauvreté, 31 % des agriculteurs
disposeraient d’un revenu inférieur de 60 % au revenu médian (contre 16 % des artisans-
commerçants, 15 % des ouvriers et 14 % des employés). Pourtant, en parallèle, la taille des
exploitations et le patrimoine des agriculteurs ne cessent d’augmenter (Bessière, Bruneau,
Laferté, 2014).
Notons enfin que ce terme d’agriculteur n’a pas toujours été aussi prégnant. Il y a quelques
décennies, on parlait notamment de « paysans », terme loin d’être anodin et qui renvoyait
d’ailleurs à un univers social totalement différent. A défaut de revenir sur les thèses de Mendras
(Les paysans et la modernisation en agriculture, en 1958 ou La fin des paysans, en 1967), il
faut savoir qu’aujourd’hui encore, le terme d’agriculteur est en mutation : nous voyons émerger
des termes tels que chef d’exploitation agricole, patron, entrepreneur... Cela s’explique par une
transformation permanente du métier, que nous aborderons dans la partie II, et qui contribue à
un questionnement sur les fonctions de la profession, voire sur la profession elle-même.
1.3 Quelles sont les fonctions de l’agriculture ?
Là encore, la question n'est pas si simple qu'elle n'y paraît. Hervieu nous propose
d’ailleurs le concept de multifonctionnalité pour définir l’agriculture (Hervieu, 2002). Selon
lui, l’agriculture ne peut être résumée uniquement à la production agricole : elle est
multifonctionnelle. L’idée expose l’agriculture comme une activité aux multiples facettes
6
qu’aucun marché, ouvert ou régulé, ne peut gérer en totalité. Il explique que cette idée de
multifonctionnalité de l’agriculture s’est révélée à partir des années 90, notamment avec les
débats et réflexions autour du développement durable à travers le monde. Selon lui,
l’agriculture comprend cinq axes :
- Le monde agricole produit à la fois des biens alimentaires et des biens non alimentaires
(ex : biocarburants).
- Il y a de la production et transformation (producteur de matière première brute mais
aussi de produits transformés, identifiés, qualifiés et reliés à un territoire).
- La création de richesse matérielle et richesse immatérielle (matérielle comme les biens
alimentaires et immatérielle comme le tourisme rural, l’entretien du paysage, la gestion
du sol, préservation de la biodiversité).
- Les biens immatériels qui sont des biens privés (ex : tourisme rural) ou biens publics
(paysage, environnement…).
- La création de biens marchands et de biens non marchands (une partie de ce que produit
l’agriculteur trouve sa rémunération sur le marché alors qu’une autre est non marchande
et constitue pourtant une richesse).
Toutefois, cette vision de la multifonctionnalité est-elle partagée par tous les agriculteurs ?
Dufour, Bernard et Angelucci (2003) ont tenté d’y répondre à travers une enquête auprès
d’agriculteurs des Coteaux Lyonnais. À partir des représentations professionnelles des
agriculteurs sur leur métier, les auteurs distinguent trois typologies de professionnels, chacun
démontrant une différence de perception quant à cette notion. Le premier groupe est défini
comme les « héritiers d’une culture agricole menacée ». Pour ces agriculteurs, divisés entre
ceux qui s’inscrivent dans un réseau d’entraide et de discussions au sein des groupes
professionnels locaux, mais également ceux en voie d’exclusion1
, la multifonctionnalité est une
notion étrangère au métier. Le second groupe est défini comme les agriculteurs revendiquant
« un statut d’entrepreneur ». Il est divisé d’un côté par ceux ayant une implication forte dans
les structures professionnelles et qui ont une vision instrumentalisée de la multifonctionnalité ;
et de l’autre côté par ceux ayant des relations professionnelles et sociales qui se diversifient et
1
Ceux-là expriment que les contraintes liées au métier (accroissement du travail, manque de temps) portent
préjudice à leur vie sociale et regrettent la perte du lien social. Ils se sentent également en décalage avec la
plupart de leurs collègues ou par rapport aux autres professions.
7
pour qui la multifonctionnalité est une opportunité pour redéfinir le métier d’agriculteur. Enfin,
le troisième groupe identifie les agriculteurs innovateurs dans l’entreprise et sur le territoire.
Ceux-là sont inscrits dans un réseau professionnel d’innovation et de créativité sociale et ont
une vision multifonctionnelle du métier.
On constate ici que les représentations du métier varient en fonction des agriculteurs, tant cette
profession est hétérogène. Bertrand Hervieu souligne à ce propos comment « pour les
générations d’agriculteurs dont l’ambition était d’assurer la couverture alimentaire de la
France et, plus largement, de nourrir L’Humanité, la production agricole à des fins non
alimentaire est une véritable cassure de l’identité professionnelle que les agriculteurs vivent
massivement comme une dénaturation du métier » (Hervieu, 1993, p.81).
Par ailleurs, notons que si le concept de multifonctionnalité ne constitue pas une nouveauté
(l’agriculture peut être ou ne pas être conçue comme multifonctionnelle), son usage dans le
discours politique représente en revanche une innovation et relève donc d’une analyse
historique (Perraud, 2003). L’agriculture est, et a toujours été, mobilisée dans le discours
politique, selon les besoins, les orientations, etc. Notons d’ailleurs la venue symbolique des
Présidents de la République au Salon de l’Agriculture lors de leur mandat.
Cela m’amène à un double questionnement : qu’est-ce que l’identité professionnelle et
l’identité professionnelle agricole ? Et dans quelle mesure, la relation entre l’agriculture et l’état
contribue aux mutations de la profession et donc aux représentations du métier ? En effet, de la
formation agricole, qui a la spécificité de dépendre du ministère de l’agriculture, aux
orientations politiques qui influent directement sur les pratiques des agriculteurs, on peut se
questionner sur cette imbrication entre les deux parties et son lien dans les problématiques que
traverse la profession (situation économique, remise en causes des pratiques, suicides, etc.).
Pour mieux comprendre cela, je vous propose dans un premier temps de passer au crible le
contexte socio-historique et économique de l’agriculture française depuis l’après-guerre : Cette
période est à l’origine d’un changement de rapport entre les agriculteurs et leur métier, mais
aussi entre l’agriculture et la société.
2) UNE CRISE SOCIALE ET IDENTITAIRE
8
Si l’identité sociale se construit au travers de deux composantes qui sont «l’identité pour
soi » (qui renvoie à l’image que l’on se construit de soi-même) et «l’identité pour autrui »
(l’image que l’on souhaite renvoyer aux autres et qui résulte de processus d'attribution
d'identités par des institutions ou des acteurs avec qui l’on est en interaction), l’identité
professionnelle est avant tout une identité sociale ancrée dans une profession. Elle est le produit
d’une socialisation, d’une incorporation de savoirs professionnels, de représentations
collectives, et se construit tout au long de la vie professionnelle (Dubar, 2005)
Une crise identitaire peut alors annoncer : « une déstabilisation des repères, des appellations
et des systèmes symboliques. En l’absence de référence symbolique, l’identité est réduite à des
identifications par autrui. De ce fait, les rituels nécessaires à la reconnaissance identitaire
peuvent devenir des éléments de défense nourrissant des manifestations névrotiques, où les
crises des identités prennent la forme de souffrance psychique. » (Sahraouia et al. 2011, p. 40)
Tout comme les auteurs le font, on peut se demander si l’utilisation du terme « crise identitaire
» ne traduit pas simplement une crainte par rapport à l’avenir et une insécurité face à des
sociétés en changements constants, qui nous empêchent de savoir ce que nous serons, nous
obligeant à revenir à ce que nous avons été, afin de nous rassurer.
Cela nous conduit au cas de l’agriculture qui a beaucoup évolué au fil des 50 dernières années.
Le premier constat que l’on peut faire à ce sujet est la diminution drastique du nombre
d’agriculteurs en France depuis la Seconde Guerre mondiale.
2.1 De majorité démographique à minorité rurale et politique
Si au commencement l’agriculteur pouvait être considéré comme un chasseur cueilleur,
puis par la suite qualifié de paysan (terme que Mendras (1967) définissait davantage par rapport
à un mode de vie qu’un métier : la paysannerie), aujourd’hui on peut se demander : pourquoi
ce nouveau nom d’agriculteur, puis de chef d’exploitation et à quoi correspondent-ils ?
Notons que les évolutions notables du métier d’agriculteur se situent après la seconde guerre
mondiale. « Il faut comprendre ce que représente comme traumatisme pour un secteur
professionnel le fait de découvrir tout d’un coup que l’on est devenu une minorité dans la
société », nous dit Hervieu (2002). En effet, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale
9
l’agriculture représentait la moitié de la population active en France, alors qu’elle en représente
aujourd’hui 2 %.
Selon Hervieu et Purseigle (2013), nous pourrions, pour comprendre ce phénomène, reprendre
l’idée d’exode qui serait répartie en 3 âges. Le premier âge correspond à une France rurale et
multi-active qui s’est progressivement vidée de ses activités non-agricoles. En effet, la
révolution industrielle, ainsi qu’une volonté politique2
de la IIIème République, ont entraîné
diverses crises qui ont conduit à un mouvement de certaines populations des campagnes vers
les villes.
La seconde phase de l’exode, cette fois agricole, commence au lendemain de la Seconde Guerre
Mondiale à partir des années 60 : c’est le phénomène de modernisation. C’est avant tout une
volonté politique d’assurer la sécurité alimentaire du pays tout en abaissant les prix, et
d’accroître la productivité du travail (mais aussi de dégager de la main d’œuvre pour étoffer
l’armée). La sélection serait ici effectuée par la technique et le capital : les petites exploitations
ne disposant pas d’un capital économique suffisant pour se moderniser disparaissent. Les
campagnes se vident d’une partie de leur population agricole, et par conséquent de la population
rurale liée à l’agriculture.
Alors que cette phase n’est pas achevée, on voit le troisième âge de l’exode apparaître, que nous
pourrions d’ailleurs plutôt appeler une désertification. Survenu à partir des années 80, il se
caractérise par un processus de vieillissement accéléré des populations rurales. On compte
désormais, et pour la première fois dans l’histoire de certains cantons, davantage de personnes
âgées de 60 ans et plus, que de jeunes âgés de 20 ans et moins. A contrario, d’autres cantons
connaissent un taux de croissance démographique parmi les plus fort du pays. Nous avons ici
affaire à des dynamiques sociales nouvelles et contrastées.
L’Après-Guerre a été la période qui a vu se moderniser l’agriculture et se faisant, une mutation
significative des pratiques agricoles. À la fin de la guerre, l’Europe, défigurée par les nombreux
bombardements qui ont détruit ses villes et installations, doit se reconstruire, mais elle manque
de moyens. Le Plan Marshall, ou « Programme de rétablissement européen » sera ainsi lancé
2
Selon Pécout (1994) les fondateurs de la République comprennent que pour éviter que le 4 septembre
(proclamation de la république par Gambetta) ne soit pas juste un épisode parisien de plus, peu ressenti par le reste
du territoire, il est nécessaire que la civilisation paysanne soit intégrée dans la moderne à l’échelle nationale et que
s’enracine l’idée républicaine partout dans les campagnes.
10
par les américains. Ce plan va notamment contribuer à l’arrivée de matériel agricole moderne
en provenance d’Amérique sur le territoire européen et français. On voit ainsi disparaître petit
à petit les chevaux de trait pour les chevaux à vapeur, les tracteurs Massey Ferguson, John
Deere, Fendt, Valtra .. Notons que pour financer cet effort de modernisation, les agriculteurs
ont dû faire largement appel à des capitaux extérieurs et consacrer une part croissante de leurs
revenus au paiement des frais financiers induits par ces emprunts (Colson, Blowski, 2016).
Toutefois, parallèlement à la mécanisation, la production s’intensifie dès la fin des années 40.
Suite à cette guerre, des problèmes d’approvisionnement de la population ainsi que de
compétitivité internationale se posent, et l’agriculture doit subvenir aux besoins d’une société
et se développe consécutivement. Des moyens sont mis à disposition des agriculteurs pour
produire plus et à moindre coût (Bia, 2003). Cela se traduit par la création de l’INRA3
(Institut
National de Recherche Agronomique) en 1946, afin de développer des connaissances
agronomiques et de les transférer auprès du monde agricole, mais également par l’introduction
de fertilisation, de produits de traitement des plantes et de produits vétérinaires afin d’accroître
la production.
Cette période voit aussi le commencement d’un fort mouvement de remembrement, financé par
les pouvoirs publics et qui durera jusqu’aux années 80. En regroupant des parcelles de faibles
superficies ou trop dispersées pour être facilement exploitables, mais également en supprimant
les obstacles physiques (haie, fossé, chemin, bocage..), l’objectif du remembrement est de
réduire le temps et le coût de production pour faciliter le travail des agriculteurs en limitant les
déplacements et en adaptant les parcelles aux nouvelles techniques et engins agricoles
modernes (tels que les moissonneuses-batteuses et gros tracteurs issus de la mécanisation)
(Pauchard, Madeline, Marie, 2016).
En 1962, la PAC (politique agricole commune), inspirée du traité de Rome, voit le jour au
niveau européen. Trois principes guident sa création.
3
L’IRAE est devenu depuis le 1er
janvier 2020, l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture,
l’alimentation et l’environnement) suite à sa fusion avec l’IRSTEA (Institut national de recherche en sciences et
technologies pour l'environnement et l'agriculture).
11
- La singularité de marché avec la libre circulation des biens agricoles, se traduisant par
une absence de droits de douane entre les pays membres et permettant une confluence
des prix agricoles et alimentaires, donc des salaires et des coûts de production dans
l'industrie.
- La préférence communautaire, se déclinant par un système de droits de douane
communs imposé vis-à-vis des pays tiers, de manière à ce que les importations n'entrent
pas à des prix inférieurs à un prix minimum garanti.
- Enfin, le principe de solidarité financière, et il implique que la PAC soit financée par
l’ensemble des pays membres, peu importe l’importance de leur agriculture (Bureau,
Thoyer, 2014).
Au fil de cette modernisation, les plus petites exploitations disparaissent quand d’autres
exploitations s’agrandissent, mettant ainsi en compétition une profession autrefois animée par
l’esprit de communauté. Or, si la dynamique d’isolement et de précarisation des agriculteurs
est largement issue des concurrences internes (Allaire, 1988), les agriculteurs doivent faire face
à une nouvelle problématique : jusqu’alors « maîtres » de leur territoire, ils doivent à présent
rendre des comptes au reste de la société.
2.2 Une recomposition de l’espace rural
Depuis les années 90, nous sommes passés à une représentation multifonctionnelle de
l’espace rural, qui rend de plus en plus conflictuelle la question foncière. On peut constater que
l’influence urbaine se développe avec la fonction résidentielle des espaces ruraux, repoussant
toujours plus loin dans les périphéries rurales, les frontières urbaines (Sencebe et al., 2013). Ce
repeuplement des communes rurales semble alimenter le grignotage des terres (zone
d'aménagement concerté, création de lotissements). Les bords de champs se retrouvent peu à
peu encerclés par la ville, tandis que les agriculteurs voient leur nombre diminuer dans les
villages et au sein des conseils municipaux (Koebel, 2012), là où se décident, à partir des lois
de décentralisation, les politiques locales d’urbanisme.
Dans une interview sur la radio France Culture en 2019, François Purseigle nous explique la
signification des décrets anti-pesticides. Pour lui, l'exigence environnementale participe à une
reconfiguration, d'une certaine manière, des formes de gouvernance au sein des espaces ruraux.
12
Alors que pendant très longtemps les agriculteurs étaient majoritaires dans ces espaces où on
leur confiait la gestion des communes, aujourd'hui ces communes ne leur sont plus forcément
confiées, et ils ne sont plus forcément choisis comme maire. Les maires non agriculteurs ont
bien compris que les agriculteurs étaient parfois en situation de minorité. Certains élus changent
donc de pied. Ceux-là, nous dit l’auteur, ont pris conscience qu'il existait d'autres clientèles à
conquérir et que, malgré tous les efforts qu'ils avaient pu entreprendre vis-à-vis de la population
agricole, ils s’en départissent aisément.
Ainsi, des projets aux vocations différentes se multiplient au sein de l’espace rural :
« conserver » (au sens gestionnaire et écologique du terme), produire mais également urbaniser.
Ces évolutions participent de l’élargissement des conceptions et des usages du foncier. La terre
peut aujourd’hui être associée à des fonctions distinctes (nourrir la population, assurer un
revenu aux petits agriculteurs, protéger la biodiversité, piéger le carbone, etc.) et est
revendiquée par des acteurs divers agissant à des échelles locales ou internationales (ONG,
associations écologistes, collectifs paysans). Ces associations et collectifs attribuent au foncier
le statut de bien commun, voulant signifier ainsi une autre façon de s’approprier les terres. Ils
appellent à une gestion démocratique et non marchande de celles-ci, au nom de liens de
réciprocité et d’un intérêt supérieur qui sortirait du giron du monopole d’État et de l’échelle
nationale (Sencebe et al., 2013).
Pour résumer, ce passage de majorité à minorité démographique de la population agricole a
aujourd’hui des conséquences sur leur représentation au sein de l’espace rural et politique.
Alors qu’elle en représentait encore 75 % au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la
surface agricole représente aujourd’hui la moitié du territoire français (Hervieu, 2002). Nous
avons maintenant affaire à une nouvelle forme d’appropriation de cet espace, notamment
comme espace de bien commun. Et aujourd’hui, cette cohabitation au sein du territoire rural ne
va pas toujours de soi, comme le démontrent notamment l’adoption de la LOI n° 2021-85 du
29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises4
(luttant ainsi contre les procès entre néo-ruraux et agriculteurs) mais également les
création/extensions de ZNT (Zones de Non Traitements, principalement situées entre les
4
https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000041502435/
13
champs et habitations), ou les réticences des habitants lors des partages d’opinion concernant
les nouveaux projets agricoles de leur ville.
Mais alors, comment cette conjonction du tournant environnemental et de la recomposition de
l’espace rural peut-elle contribuer à vulnérabiliser les agriculteurs, c’est-à-dire à précariser leur
travail et à fragiliser leurs relations sociales (Castel, 1991), à tel point que certains d’entre eux
s’isolent ? Comment expliquer ce paradoxe que vivre et travailler sur un territoire plus
densément peuplé5
puisse isoler ? Si la marginalisation des populations précaires en milieu
urbain est caractérisée par un isolement relationnel, peut-on alors comparer leur cas à celui des
agriculteurs exerçant leur métier dans des espaces rurbanisés ? (Nicourt, 2013)
Nicole Mathieu (2007) nous apporte un concept pour mieux comprendre ces différentes formes
de cohabitation : le mode d’habiter. Il s’agit de penser ensemble les rapports entre les lieux (les
habitats de l’homme) avec leur matérialité physique, leurs valeurs sensibles d’une part, et les
individus qui les habitent (les praticiens des lieux) d’autre part. À travers ce concept, l’auteur
observe une dissociation lente et progressive qui s’est produite au niveau local dans les
innombrables communes qui forment le tissu de la ruralité française, entre les agriculteurs de
métier et les autres habitants des territoires ruraux. Autrement dit, elle constate un éloignement
toujours plus grand des agriculteurs de leur conscience d’être des praticiens des lieux, et d’avoir
à reconstruire un lien social local avec d’autres qu’eux.
Pour autant, il ne s’agit pas seulement de différences culturelles entre agriculteurs et habitants
du territoire rural. Si la rurbanisation transforme le sens de l’espace rural, elle affecte aussi celui
du travail des agriculteurs. Nous pouvons remarquer qu’avec les évolutions des représentations
de ce territoire, il existe aujourd’hui un réel questionnement quant à la relation de l’homme à
la nature. Ainsi, les agriculteurs qui à l’après-guerre trouvaient à travers la société et l’état
français une reconnaissance de leur travail, se sont trouvés face à un changement de paradigme :
5
Le repeuplement des espaces à dominante rurale a augmenté de près de 1 % par an entre 1975 et 1982 (soit
trois fois plus vite que la population urbaine), puis de 0,7 % entre 1982 et 1990, et enfin de 0,5 % entre 1990 et
1999. De 2000 à 2005, nous somme passé à un rythme de +0,5% à 0,7% par an. Consulté à l’adresse :
https://www.senat.fr/rap/r07-468/r07-4682.html
14
la terre devenue un bien commun, les pratiques agricoles visant la productivité, et encouragées
jusqu’alors, deviennent controversées.
Mais alors, les controverses que vivent aujourd’hui les agriculteurs peuvent-elles être sources
de tension, voire générer des tabous ? Comment réagissent les agriculteurs quand parfois le
sens même de leur métier est remis en question ?
3) CONTROVERSES LIEES AUX PRATIQUES AGRICOLES
Pour parler des tensions qui traversent les pratiques agricoles, il est nécessaire de situer
à nouveau le contexte. Dans cette optique, le premier point s’attache à comprendre le processus
de modernisation en agriculture. J’aborderai ensuite la façon dont le développement durable a
remis en question les pratiques issues de la modernisation agricole. Enfin, seront abordées les
conséquences de cette remise en question : les controverses concernant l’usage de pesticides et
l’élevage. Nous verrons que ces dernières ne sont pas sans impact sur le rapport des agriculteurs
à leur métier.
3.1 Entre modernisation et modernité
Hervieu nous dit à ce propos que le processus d’urbanisation de la France, a contrario
d’autres grands pays européens, a été extrêmement rapide. En 1860, 80 % de la population
française vivait et travaillait en milieu rural. La proportion s’étant complètement inversée en
l’espace d’un siècle, le monde agricole s’est retrouvé peu à peu seul dépositaire de la relation
qui unit l’homme à la nature. Et puis un jour, l’opinion publique (la société) s’est réveillée.
Elle s’est rendu compte que le monde agricole était dans un rapport de modernité, c’est-à-dire
d’extériorité avec la nature (Hervieu, 2002).
Pour mieux comprendre ce phénomène, reprenons justement ce qui définit cette modernité en
agriculture. La modernité, ou la modernisation, c’est l’adoption de pratiques productives
résultant directement des développements scientifiques et technologiques, autrement dit les
15
produits de processus de recherche et développement similaires à ceux des autres secteurs
productifs (Petit, 2011).
Ainsi, cette modernisation agricole voit le jour durant l’après-guerre suite à la volonté politique
de faire de la France la première puissance agricole mondiale. Cela se traduit par la
mécanisation de l’agriculture (avec l’arrivée massive des tracteurs dans la campagne,
notamment grâce au Plan Marshall), par la création de l’INRA afin de développer des
connaissances agronomiques et de les transférer auprès du monde agricole, et enfin par
l’introduction de nouveaux intrants tels que les engrais et les pesticides, de nouvelles
semences... Si au début la modernisation avait pour but de garantir la sécurité alimentaire du
pays, peut-on dire qu’au fil des années elle a laissé place au phénomène de mondialisation ?
Selon Nicole Mathieu (op. cit.), confrontée aux injonctions contradictoires de la mondialisation
et des directives européennes, la conscience ou la capacité des agriculteurs d’habiter – au sens
donné précédemment – un territoire, se réduit. En effet, ce qu’ils produisent est mentalement et
réellement dématérialisé : leurs relations avec leur fonction nourricière comme avec les milieux
naturels et vivants qui les supportent se distendent.
Pour Hervieu, on peut surtout noter une évolution du rapport au vivant. Pour lui : « Ce
processus d’amélioration des plantes a instauré et diffusé dans le corps social une culture
scientifique marquée par une sorte de distanciation, d’éloignement et même de rupture vis-à-
vis de la nature ; ceci afin de la connaître, la transformer et l’utiliser. Il s’agit là d’un processus
banal, inhérent à toute démarche scientifique. La particularité de l’amélioration des plantes
est que ce phénomène s’est heurté à une vision de la nature héritée des sociétés paysannes. »
(Hervieu, 2010, p.65) (les sociétés paysannes sélectionnant et multipliant leurs semences par
des méthodes non transgressives de la cellule végétale).
Bricas, Lamine et Casabianca (2013) nous disent, eux, que les systèmes de production agricole
et d’alimentation ont une caractéristique en commun : leur dimension organique. À la différence
des machines régulées par leurs concepteurs, les sols, les plantes, les animaux sont vivants et
ne peuvent être totalement contrôlés ou asservis ; de même, le corps humain impose ses
contraintes de fonctionnement et de dysfonctionnement. Selon eux, cette dimension organique
16
et les formes de régulation qui en découlent ont sans doute été minimisées ou négligées dans
certains modèles d’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation. Ils reprennent Harmut
Rosa (2010) concernant son interprétation de la modernité et constatent qu’à la différence
d’autres secteurs de la société qui subissent « une accélération, une désynchronisation entre les
rythmes de changements des techniques et ceux de leur régulation sociale et politique, ainsi
qu’une déprise des individus sur la société. » 6
, l’agriculture (commandée par les saisons), ainsi
que les repas (environ 90% des français continuent de manger entre midi et deux heures, malgré
des vies toujours plus trépidantes), sont des domaines avec un rythme qui semble immuable.
Les auteurs se demandent d’ailleurs si ces deux activités, cultiver et manger, constituent un
moyen de régulation face à cette modernité.
Caron et Schmitt (2010), notent qu’au cours des dernières décennies, l'accent a été mis sur les
productions matérielles alimentaires, dans un contexte de croissance démographique et marqué
par l'augmentation des besoins de centres urbains distants des zones de production.
Aujourd’hui, cette distance s’est considérablement réduite, d’un côté par le repeuplement des
zones rurales et de l’autre, via l’émergence des médias et réseaux sociaux. Ainsi, cette nouvelle
visibilité des procédés agricoles, a-t-elle contribué au « réveil » de la population (dont parlait
Hervieu) ? Qu’est ce qui caractérise cette crise des controverses ?
Selon Christian Nicourt (2013), l’interpellation du modèle de production intensive dominant
marque la fin du contrat passé dans les années 60 entre la société française et son agriculture.
En effet, aujourd’hui, de nombreuses études amenant de nouvelles connaissances scientifiques
et environnementales, remettent en question la logique de sécurité alimentaire et pointent la
nécessité absolue d’un développement durable.
Mais alors, qu’est-ce que le développement durable ? Et quel est son enjeu sur les pratiques
agricoles et sur les missions attribuées aux agriculteurs ?
3.2 Émergence du développement durable
6
Voir Rosa, H., 2010. Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
17
Nous devons la genèse du concept de développement durable au rapport Brundtland
(sous le titre Notre avenir à tous), publié en 1987 par la Commission mondiale sur
l’environnement et le développement. Mme Gro Harlem Brundtland, Première Ministre
norvégienne à l’époque, définit le développement durable comme « un développement qui
répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre
aux leurs ».
En 1992, le Sommet de la Terre à Rio, tenu sous l'égide des Nations unies, officialise la notion
de développement durable et celle des trois piliers (économie/écologie/social) : un
développement économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement
soutenable. Nombreux sont les scientifiques qui, au travers d’études, tendent à démontrer que
notre système actuel (croissance économique, production industrielle intensive,
mondialisation) nous pousse à court et à long terme vers un futur non souhaitable.
La particularité de cette situation est la mise en évidence du système agro-alimentaire dominant
au premier plan de cette crise. Marcel Jollivet nous dit à ce propos : « si ce n’est pas à partir
de l’agriculture et les campagnes que les préoccupations environnementales ont pris corps
(c’est l’industrie et ses « pollutions » qui ont été les premières en cause), l’agriculture, les
ressources naturelles renouvelables (l’eau en particulier, mais aussi les sols, les forêts, etc.),
la qualité des produits agricoles et de l’espace rural n’ont pas tardé à entrer dans la danse,
voire même à occuper une place de choix dans le dossier de l’environnement. » (Jollivet, 1997,
118)
L’analyse de l’écologue Paolo Servigne (2013) révèle que le modèle agro-alimentaire dominant
a un impact sur les autres systèmes : environnementaux (pollution), sur les systèmes humains
(santé), sur les ressource naturelles (nécessite l’extraction d’énergies fossiles telles le pétrole)
et sur les écosystèmes. Ce dernier nous parle d’un effet domino : le climat (avec le
réchauffement climatique), a un impact sur la santé humaine, sur l’économie et sur les
écosystèmes. Puis, la dégradation des écosystèmes impacte à son tour le réchauffement
climatique et donc la santé humaine.
À l’échelle mondiale, l’agriculture est pointée comme l’un des secteurs qui contribuent le plus
à l’érosion de la biodiversité et aux émissions de gaz à effet de serre, du fait de ses impacts sur
18
la déforestation, de l’usage croissant d’engrais et pesticides ou du développement de l’élevage.
Nous voyons également disparaître des populations d’oiseaux jusqu’alors considérées comme
« communs » des zones agricoles. Les dégradations environnementales ont en effet atteint un
point où elles ont désormais un impact économique perceptible. Les coûts des pollutions
azotées par exemple, seraient plus ou moins comparable à la valeur économique du supplément
de production agricole permis par les engrais azotés. (Bureau, Fontagné, Jean (2015)
L’agriculture est, à l’heure actuelle, très critiquée tant par les ONG environnementales que par
le grand public, inquiets des dangers possibles qui pèsent sur leur santé. C’est ainsi
qu’apparaissent dans certains discours de protestations des citoyens, les phrases telles que
« Agriculteurs pollueurs », « Pollueurs payeurs ».. En conséquence, nous assistons ici à deux
grandes controverses liées à l’agriculture. La première concerne les produits phytosanitaires et
la seconde concerne l’élevage. Nous le verrons, celles-ci ne sont pas sans impact sur les
agriculteurs.
3.3 Controverse des pesticides
Comme je le mentionnais plus tôt en parlant de l’extension des zones de non-traitement,
les citoyens se méfient des produits phytosanitaires utilisés par les agriculteurs français. Et si
le magazine britannique The Economist primait en 2018, pour la 3ème année consécutive,
l’agriculture française comme le modèle le plus durable (parmi 67 pays, représentant, à eux
seuls, plus de 80% de la population et 90% du PIB mondial), elle n’était toutefois pas la
meilleure dans tous les domaines. Les critères de ce classement sont le gaspillage de l’eau et de
la nourriture, la gestion des problématiques nutritionnelles et la durabilité des méthodes
agricoles, or pour cette dernière catégorie, la France chutait alors à la 21ème
place.
Si l’on se concentre sur le débat lié aux produits phytosanitaires, outre les bénéfices
économiques et gains de temps qu’ils génèrent, on peut se demander pourquoi l’utilisation de
ceux-ci persiste malgré le doute qui les entoure.
Prenons le cas d’école du glyphosate, une molécule utilisée dans des herbicides commercialisés
depuis 1974 par la société Monsanto, puis par d’autres marques depuis que son brevet est passé
dans le domaine public. C'est actuellement le pesticide le plus vendu au monde, avec plus de
800 000 tonnes répandues chaque année mais également le moins cher du marché (12 euros par
19
hectare de traitement alors que d’autres herbicides plus sélectifs sont à 60 euros par hectare.)
Si diverses études scientifiques, indépendantes ou non et à niveau international, se contredisent
au sujet de ses effets sur la santé, il n’en reste pas moins un des produits phytosanitaires le plus
efficace sur le marché. Rien qu’en France, 8 800 tonnes de glyphosate ont été vendues en 2017,
soit un tiers des 27 000 tonnes d’herbicides écoulés dans le pays. (Taurine, 2019)
Plusieurs affaires ont pourtant contribué à médiatiser ce produit : en 2016, Dewayne Johnson
un jardinier américain atteint d’un cancer attaque Monsanto en justice. Selon lui, c’est le
désherbant “Roundup” (contenant du glyphosate) commercialisé par la marque, qui est à
l’origine de son cancer. En France, Monsanto est également poursuivi dans deux affaires :
l’intoxication du céréalier Paul François en 2004, après avoir inhalé des vapeurs du produit
commercialisé par Monsanto et un couple qui, en 2018, accuse le glyphosate d’avoir provoqué
la malformation de leur fils.
Le glyphosate étant classé “cancérigène probable" en 2015 par l’OMS, par principe de
précaution, la France tente d’interdire complètement son usage via la loi (dans les espaces
publics depuis janvier 2017, chez les particuliers depuis janvier 2019 et complètement d’ici
2021). Seulement, face à l’impossibilité de s’en passer pour les agriculteurs (car il n’existe pas
d’autre alternative, exceptée le désherbage manuel ou mécanique, mais qui aurait un coût bien
trop important), le président Emmanuel Macron voit revenir son objectif à la baisse : « Je sais
qu’il y en a qui voudraient qu’on interdise tout du jour au lendemain. Je vous le dis, ce n’est
pas faisable et ça tuerait notre agriculture. Et même en trois ans on ne fera pas 100 %, on n’y
arrivera, je ne pense pas (…) Il a été montré qu’il y avait des doutes. Il n’y a aucun rapport,
indépendant ou pas indépendant, qui a montré que c’était mortel »,7
déclare-t-il le 24 janvier,
lors d’un débat citoyen.
Dedieu et Jouzel (2013) nous proposent une autre explication sur la question de l’autorisation
de mise en vente de certains pesticides, alors même que des données épidémiologiques attestent
la sur-incidence de pathologies chroniques – maladies neurodégénératives, hémopathies
malignes, cancers – parmi les populations humaines les plus exposées à ceux-ci, et en particulier
7
Barroux, R. (2019). Emmanuel Macron renonce à sa promesse d’interdire le glyphosate en 2021. Journal Le
monde, n° du 25/01/19.
20
les agriculteurs. Ils notent en premier lieu qu’un temps de latence important, pouvant atteindre
des décennies, peut séparer le moment de l’exposition de la survenue des premiers symptômes.
De plus, lorsque les maladies apparaissent, encore faut-il pouvoir prouver leur lien avec
l’exposition du travailleur (ces maladies sont rarement spécifiques et peuvent avoir d’autres
causes telles que l’hérédité, les habitudes de vie, un malheureux hasard…). Les auteurs
démontrent ensuite qu’il y a autour des pesticides une situation d’ignorance socialement
construite. Ils citent Thebaud-Mony (2006) qui a mis en avant la façon dont l’invisibilité des
cancers professionnels chez les ouvriers est, elle aussi, socialement construite dans le cadre des
rapports entre santé, science et société. Pour l’auteur, ce mécanisme œuvre notamment avec la
représentation savante de la maladie (décrédibilisant la parole des travailleurs), les
connaissances et la compréhension du rôle du travail dans les cancers limitées de l’approche
épidémiologique classique, mais aussi l’influence des lobbys industriels dans le champ
scientifique. Trois types d’intervention des industriels dans le champ scientifique et qui
exercent un rôle majeur dans l’occultation des relations entre cancer et risques professionnels
sont mis en lumière : le premier est leur force d’influence sur les chercheurs avec lesquels ils
établissent des contrats de recherche (la clé de l’accès aux contrats de recherche étant le pouvoir
et l’argent) ; notons ensuite le rôle d’acteurs « influents » des industriels, leur ayant permis de
modifier les critères scientifiques de classement des cancérogènes dans le cadre du processus
d’expertise ; enfin, nous avons le discours sur la fin du travail et sa déréalisation, qui a pour
conséquence de masquer le phénomène d’intensification du travail mais aussi la persistance du
travail manuel exposant à des risques cancérogènes.
Dedieu et Jouzel notent que les critères d’homologation des pesticides, effectués depuis 2005
par l’ANSES8
en France, utilisent des modèles de mesure de dangerosité qui rendent
imparfaitement compte des interactions entre ces substances et le corps des agriculteurs. La
consigne voudrait par exemple qu’on les utilise avec des protections, gants, masques etc. mais
c’est rarement le cas. De plus, ces données ne couvrant pas, loin s’en faut, toutes les situations
d’exposition, elles sont extrapolées pour l’ensemble des cultures concernées par le produit
soumis à autorisation. Enfin, les auteurs constatent une instrumentation du réseau de
toxicovigilance : les intoxications professionnelles résultent a priori du dépassement ponctuel
de la dose acceptable d’exposition, généralement attribuable à des erreurs de l’utilisateur, à de
8
Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l'Alimentation, de l'Environnement et du Travail
21
mauvaises pratiques qui s’éloignent des préconisations inscrites sur l’étiquette et dont il a
connaissance : absence de port des EPI recommandés, mauvaise hygiène, traitement par vent
trop fort, utilisation de quantités trop importantes, etc. Ainsi, par crainte de recevoir une
sanction symbolique, sous la forme d’un blâme, de la part des agents de la MSA, les agriculteurs
sont peu enclins à se signaler comme victimes auprès des autorités compétentes.
On peut alors se demander si tout n’est pas mis en œuvre pour éviter une remise en question de
l’usage de ces produits, voire une remise en question du système ? Système qui génère une
grande économie (en 2018, l’industrie de l’agrochimie Bayer, pour ne citer qu’elle engendre 10
412 milliards d’euro de chiffre d’affaire9
) mais aussi qui facilite la vie de nombreux
agriculteurs. Existerait-il alors autour de la question des pesticides un tabou ? (J’y reviendrai
dans la partie 6 portant sur la santé des agriculteurs)
Passons maintenant à l’autre grande controverse en agriculture, celle concernant l’élevage.
3.4 Controverse de l’élevage
Dans la revue Pour de mars 2016, on peut lire que ces dernières décennies l’élevage a
traversé de nombreuses crises : sanitaires ou économiques, affectant tour à tour les différentes
filières. Plus récentes, et sans doute plus graves, sont les contestations de fond qui s’attaquent
aujourd’hui, frontalement et globalement, à l’ensemble des activités d’élevage. Portées par des
courants très minoritaires (antispécistes, végans mais également écologistes), ces remises en
cause trouvent de nombreux et puissants relais dans la sphère médiatique, ébranlant
sérieusement l’image positive que donnait jusqu’alors l’élevage.
En effet, l’élevage, dans sa forme intensive principalement (qui vise à accroître le rendement
en augmentant la densité d’animaux dans l’exploitation, au détriment de leur environnement
naturel) mais également l’élevage en général pour certains, est pointé du doigt par une partie
de la population. Plusieurs critiques lui sont adressées, notamment son impact sur
l’environnement : selon un rapport de 2016 de la FAO (Organisation des Nations Unies pour
9
Consulté à l’adresse : https://fr.statista.com/infographie/17992/chiffre-affaires-et-part-de-marche-entreprises-
agrochimiques-phytosanitaires/
22
l’Alimentation et l’Agriculture), 14,5% des émissions de gaz à effet de serre d’origine
anthropique proviennent des filières de l’élevage (70% des émissions de méthane et 40% des
GES sont issues de chaînes d’approvisionnement de l’élevage), ce qui fait de l’élevage un des
principaux facteurs du réchauffement climatique.
La seconde critique à l’égard de l’élevage concerne les conditions dans lesquelles vivent les
animaux, considérées comme sources de souffrance.
Aujourd’hui, l’animal semble acquérir un nouveau statut auprès des hommes. Loin d’être
simplement un outil source de profit, il est considéré comme un être doué d’empathie. Ainsi,
on peut trouver des chevaux dans les centres accueillant des personnes autistes, des chats et
chiens dans les Ehpad10, etc. Les animaux sont ici mobilisés comme supports affectifs, outils
de médiation et d’accompagnement. Le développement de ces formes de soin éclaire les
évolutions récentes des rapports entre humains et animaux dans les sociétés occidentales
(Michalon, 2014). Ainsi, au niveau de l’élevage, ce qui était acceptable autrefois ne l’est plus
forcément aujourd’hui. Cette demande sociale (Bourdon, 2003) concernant le bien-être animal
s’est traduite en plusieurs réglementations françaises comme au niveau de l’Union Européenne.
Si l’on se réfère au bien-être animal, l’OIE (Organisation Mondiale de la Santé Animale), le
définit de cette façon : « On entend par bien-être la manière dont un animal évolue dans les
conditions qui l’entourent. Le bien-être d’un animal (évalué selon des bases scientifiques) est
considéré comme satisfaisant si les critères suivants sont réunis : bon état de santé, confort
suffisant, bon état nutritionnel, sécurité, possibilité d’expression du comportement naturel,
absence de souffrances telles que douleur, peur ou détresse. Le bien-être animal requiert les
éléments suivants : prévention et traitement des maladies, protection appropriée, soins,
alimentation adaptée, manipulations réalisées sans cruauté, abattage ou mise à mort effectués
dans des conditions décentes. »11
Ainsi, il existe depuis déjà plusieurs années des normes et réglementations afin d’assurer le
bien-être animal au sein de l’élevage (exemple : surface minimum pour les poules, veaux, porcs,
10
Établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes
11
Définition du bienêtre animal selon L’OIE, consulté à l’adresse :
https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/documents/pdf/Protection-animale-poulets-de-chair-2.pdf
23
canards... ; utilisation d'attaches pour les truies et cochettes interdites et lorsque celles-ci sont
élevées en groupe, accès à des matériaux permettant les activités de fouille et de recherches,
telles que la paille, le foin (cela faisant partie de leur instinct) ; etc.). On observe d’ailleurs
aujourd’hui davantage d’initiatives telles que « l’étiquette bien-être animal » par l’ONG
AEBEA (Association Étiquette Bien-Être Animal) ou encore des formations sur les protocoles
de transfert (comment ne pas blesser l’animal en le manipulant). Ces nouveaux référentiels de
bonnes pratiques sont cependant appliqués par une minorité d’exploitations.
L’élevage dans sa forme dominante ne permet pas toujours d’appliquer l’ensemble des mesures
qui garantissent le bien-être animal. Les mises aux normes, par exemple, demandent un
investissement financier conséquent, que l’éleveur n’est pas toujours capable de fournir (nous
y reviendrons dans la partie suivante sur les normes et réglementations). Cela ne veut pas dire
que l’agriculteur n’en voit pas l’intérêt, au contraire. Selon Porcher (2002), l’éleveur construit
des représentations de soi en tant qu’être humain et en tant qu’éleveur, en accord avec ses
représentations de l’animal et en fonction du système de production. Ainsi, sa position vis-à-
vis de ses animaux renvoie davantage au sentiment d’avoir des responsabilités et des devoirs
envers les animaux qu’à de la domination et du pouvoir qu’il exercerait sur eux. La déontologie
du métier repose alors sur l’engagement des éleveurs envers leurs animaux et sur la perception
d’une relation d’échange, une relation qui est empreinte d’affectivité.
On peut ainsi comprendre que pour un agriculteur, être accusé de maltraiter ses animaux peut
être d’une grande violence, d’autant plus lorsqu'on sait que ces accusations remettent en cause
l’une des valeurs fondamentales du métier, l’amour de la nature. Ainsi, « les critiques adressées
à l’éleveur sont une part des contraintes inhérentes à son travail. (...) elle est source de
souffrance en ce qu’il est dénigré à la fois pour ce qu’il fait et pour ce qu’il est » (Bonnaud et
Nicourt 2006, p.56).
De plus, certains partisans animalistes n’hésitent pas à aller plus loin et à publier dans les médias
des images et vidéos non autorisées en provenance d’élevages. Ainsi décontextualisés, ces
contenus participent à construire l’élevage comme nouvel intolérable moral (Mouret 2016) et
provoquent l’indignation publique, creusant toujours plus le fossé entre les agriculteurs et les
citoyens consommateurs. C’est pourquoi certains agriculteurs inquiets de ces intrusions (tant
au niveau sanitaire qu’au niveau sécuritaire), tentent de se protéger et installent des cadenas et
24
caméras autour de leurs exploitations, générant ainsi la suspicion, ou le sentiment qu’il y a
quelque chose à cacher. On peut alors se demander si cette problématique autour de l’élevage
contribue à l’isolement des éleveurs et si elle n’est pas à l’origine d’un certain malaise chez
eux ?
Comme le note Rémi Mer, consultant chargé des questions agricoles lors de l’édition 2020 du
salon de l’agriculture, « La société, devenue urbaine, est déconnectée des réalités agricoles
aussi parce que ces dernières se sont complexifiées. On est loin de l’image de la petite ferme
du coin. Peu de consommateurs sont capables de se représenter un élevage et ce que cela
implique en termes de travail. (…) Les agriculteurs sont au cœur de problématiques dont on
mesure rarement les enjeux. »
Comme le note l’auteur, si la représentation du métier d’agriculteur se définit au-delà de
processus intra-individuel ou intra-groupe et s’active au sein d’un rapport de force entre les
agriculteurs et la société (Michel-Guillou, 2010), que se passe-il lorsque les exigences de la
société ne coïncident plus avec celles du métier ?
Cette nouvelle commande sociale et environnementale pourrait-elle être à l’origine d’un
malaise chez les agriculteurs, dans la mesure où ce sont justement ces pratiques (usage de
pesticides, spécialisation…) qui ont permis une augmentation de leur niveau de vie ?
De même, cette commande est-elle reçue de la même façon par toutes les factions de
l’agriculture (gros céréaliers ou petits éleveurs) ? Certaines controverses, car elles remettent en
cause un système sur lequel est bâtie l’économie, ne seraient-elles pas malvenues au sein de la
profession ?
Voyons justement à présent comment fonctionne ce système et quels en sont les enjeux.
4) TRAVAIL, ENTRE NORMES ET CONTRAINTES
L’agriculture est soumise à de nombreux enjeux, normes et contraintes qui
complexifient le métier et qui peuvent contribuer à un certain malaise de la profession. Le
métier a changé très rapidement au cours de ces 50 dernières années, tant au niveau des
pratiques que structurellement. Le métier d’agriculteur est sans doute l'un des plus vieux métiers
du monde (cultiver la terre ou élever des animaux sont de fait des activités humaines
25
ancestrales), mais l’agriculteur d'aujourd'hui est aussi et avant tout un « chef d'entreprise » et
doit être doté d'une grande polyvalence. Le métier est aujourd’hui vécu à travers différentes
dimensions (compétitivité, économie, respect de l’environnement), qui peuvent être, chez
l’agriculteur, génératrices de tensions car contradictoires. Ces dimensions engendrent d’autant
plus de tensions qu’elles leur laissent peu de marge de manœuvre, voire pourraient entacher les
valeurs liées à l’autonomie dans le métier. C’est l’objet de ce point.
4.1 Un endettement croissant
Agriculture et crise économique semblent aller de pair depuis maintenant de
nombreuses années. Si l’on s’intéresse à la structure financière des exploitations agricoles, on
constate qu’elle se rapproche de celles des petites et moyennes entreprises (TPE – PME).
Souvent familiales, elles ont à leur tête un chef d’exploitation, un entrepreneur qui concentre
les décisions stratégiques et opérationnelles (Barry et al. 2000). Toutefois, en plus d’être
exposées aux risques de variations économiques (prix de vente et coûts des facteurs de
production), elles présentent un risque supplémentaire lié à la spécificité de leur production,
animale ou végétale, qui dépendent de facteurs externes, biologiques et climatiques, ce qui
contribue à leur fragilité économique.
Nous savons que jamais le revenu des agriculteurs n'a été aussi bas en France (selon les données
de l’INSEE, en 2017, 19% des agriculteurs déclarent un revenu nul ou déficitaire). De plus, en
laissant de côté les petites structures qui n’ont pas pu se moderniser ou suivre les mises aux
normes souvent nombreuses et coûteuses, l’agriculture française a vu en même temps
l’augmentation d’exploitations fragilisées par un surendettement. (Mann, 1991).
Ainsi, parallèlement à la disparition des petites structures et l’accroissement des grandes, les
emprunts effectués par les jeunes agriculteurs lors de leur installation deviennent de plus en
plus importants. Comme nous l’avons vu précédemment, la modernisation a induit
l’investissement des agriculteurs dans les capitaux financiers extérieurs afin de financer du
matériel agricole coûteux et ils consacrent ainsi une part croissante de leurs revenus au paiement
des frais financiers induits par ces emprunts (Colson, Blowski, 2016). Ainsi, l’endettement est
inhérent à l’installation en agriculture, surtout dans un système intensif et, en moyenne, un
exploitant âgé de moins de 40 ans est endetté à hauteur de 278 300 €. (Agreste, 2020).
26
D’ailleurs, Guillaume Didier, ancien Ministre de l’agriculture, affirmait que « sans l’aide à
l’installation des jeunes de l’État, ce serait la fin du renouvellement des générations. »12
Notons
également à propos de la DJA13
, que seuls les candidats en mesure de dégager de leur outil de
production un revenu suffisant peuvent prétendre aux aides et donc au statut de « jeunes
agriculteurs ». Cette condition modifie la représentation qu’ils se font d’eux même et des autres
et donc la perception qu’ils ont de leur position sociale. Un jeune qui perçoit la DJA est de fait,
considéré comme « capable » d’être agriculteur. Ainsi, ces aides économiques à l’installation
agissent en grande partie symboliquement sur le moral des agriculteurs, davantage que sur la
gestion de leur entreprise (Champagne, 2002).
Par ailleurs, les jeunes bénéficiant de ces aides doivent s’engager à exercer pendant 10 ans la
profession d’agriculteur à titre principal en qualité de chef d’exploitation et percevoir un revenu
global professionnel, sur une moyenne sur cinq ans, qui doit être situé entre un et trois SMIC.
Ainsi, ceux qui n’atteignent pas ce revenu doivent rembourser cette aide. Cela peut donc les
mettre face à une double peine : les exploitations sont en difficulté et rembourser l'aide perçue
les met encore plus en difficulté.
Cela me questionne : les aides telles que la DJA (qui devient nécessaire à l’installation suivant
l’augmentation du coût des outils de production) semblent indispensables, tout en étant
génératrices de tensions (à travers le devoir d’être rentable par exemple). Cette situation peut-
elle conduire à des non-dits chez les agriculteurs ? Dans la mesure où l'exploitant agricole est
aujourd’hui considéré comme un « gestionnaire », les difficultés financières pourraient-elles
être tabou, venant remettre en cause ce statut et ces compétences ?
De plus, l’agriculture en France est une branche d’activité qui, comme toute production, fait
partie d’un marché. Depuis les années 60, ce marché s’est développé en Europe (avec la PAC)
puis à l’international. Cependant, à la différence des autres secteurs d’activité (comme
l’automobile), le marché agricole répond à une réglementation et des normes, car il touche à
l’alimentation, à la santé, et à l’environnement. C’est dans ce cadre qu’il existe une
réglementation européenne dédiée précisément au secteur agricole. Celle-ci contrôle les
produits issus de l’importation (traçage et étiquetage des produits) ; l’usage de certains
12
Compte-rendu du Sénat (novembre 2019) concernant le projet de loi et finance de 2020
13
DJA : Dotations Jeunes Agriculteur
27
antibiotiques dans les élevages (et l’utilisation prophylactique de ceux-ci depuis 201814
) ;
l’usage de certains produits phytopharmaceutiques ; etc. De plus, la PAC fournit des soutiens
(aides financières) aux exploitations de ses États membres en fonction de certains critères
(diversification des cultures, surface d’intérêt écologique, prairies permanentes…) Revue tous
les 7 ans, elle tente aujourd’hui d’orienter l’agriculture européenne vers des pratiques davantage
respectueuses de l’environnement.
Ainsi, selon le site d’information juridique américain Trade and Manufacturing Monitor15
, plus
d’un quart des pesticides employés aux États-Unis sont interdits en Europe. Parmi eux : trois
néonicotinoïdes (dit « tueurs d’abeilles »), l’atrazine, bannie depuis 2003, ou encore le
neurotoxique chlorpyrifos, qui l’est depuis début 2020. Quant au Brésil, premier exportateur de
produits alimentaires en Europe, 149 des 504 pesticides qui y sont autorisés sont prohibés dans
l’UE. On voit ainsi que ces normes et réglementations dépendent de chaque pays et ne sont pas
identiques sur tous les territoires, même voisins. C’est d’ailleurs le cas pour la France, qui
possède sa propre réglementation et interdit par exemple la culture d’OGM (Organisme
Génétiquement Modifié) à des fins commerciales, mais également certains pesticides.
Dans un contexte de précautions sanitaires et de développement durable, cette évolution de la
réglementation française est vertueuse. Toutefois, si l’on s’intéresse au fonctionnement de
l’agriculture, qui est inscrite dans un marché international, on peut comprendre que chaque
nouvelle réglementation aura des conséquences au niveau de l’agriculteur. La nécessité
d’adaptation permanente vis-à-vis de contraintes toujours plus nombreuses est-elle sans limite ?
Ce qui nous amène au point suivant.
4.2 Politique agricole et paradoxe économique
C’est ici l’ensemble des manifestations depuis l’année 2019 (montée des tracteurs en
provenance de toute la France vers la capitale) qui illustrent la colère des agriculteurs face aux
décisions de l’État en matière d’agriculture. L’interdiction du glyphosate avait déjà suscité
14
Médicaments vétérinaires : lutter contre la résistance aux antimicrobiens | Actualité | Parlement européen.
(2019, août 7)
15
Van der Meer L. Berner-Eyde S. Green J. (2019) Transatlantic Trade Sensitivities Come to the Fore with
Regulatory Divergence on Pesticides.
28
l’inquiétude car, sans solutions alternatives viables (il n’existe pas d’autre produit naturel pour
le remplacer et le désherbage manuel qui nécessite l’embauche de main d’œuvre aurait un coût
très lourd, tout comme le désherbage mécanique), cela aurait mis en péril l’économie des
exploitations qui, pour une partie rencontrent d’ores et déjà des difficultés financières.
L’extension des ZNT a elle aussi été source de contestations pour les agriculteurs qui se voient
de plus en plus contraints et stigmatisés dans leurs pratiques.
Cependant, l’une des raisons principales qui vient s’ajouter à la colère des agriculteurs est
l’annonce du traité de libre-échange entre l’Union Européenne et le Canada, le CETA. Par cet
accord, les droits de douanes sont supprimés sur 98% des produits échangés entre les deux
zones. La controverse étant que les produits venant de ces deux zones ne sont pas soumis aux
mêmes réglementations (européenne et française), notamment au niveau agricole. Notons par
exemple que les bœufs canadiens sont élevés aux hormones, ce qui est interdit en Europe. Ces
considérations ont d’ailleurs impulsé la création en 2018 d’un rapport spécifique sur l’impact
du CETA sur les filières agricoles sensibles16.
Ce rapport sera commenté par le ministre de
l’agriculture, pour qui « Il est essentiel de prendre en compte le fait que les politiques agricoles
françaises et européennes répondent à des enjeux économiques, des enjeux de développement
des territoires ruraux et d'accompagnement de la transition agro-écologique de l’agriculture
européenne, avec les coûts que cela suppose. Cela impose de les intégrer dans la réflexion et
d’assurer une égalité des conditions de concurrence avec les autres pays avec lesquels nous
commerçons »17.
Nous l’aurons compris, les agriculteurs subissent une triple contrainte :
fournir des produits de qualité, et respecter l’environnement tout en étant compétitif sur le
marché. On peut ainsi comprendre que se mêle chez eux un sentiment de désarroi et
d’incompréhension face aux injonctions, toujours plus nombreuses, qu’ils sont obligés de
respecter pour survivre. Mais aussi désarroi face à l’image que l’on véhicule d’eux dans la
presse et sur les réseaux sociaux, tantôt productivistes, tantôt pollueurs, tantôt chasseurs de
primes. Ce dernier point étant particulièrement mal vécu par les agriculteurs, qui ont le
sentiment d’être perçus comme des « assistés », leur revenu reposant en grande partie sur les
aides de la PAC (Forget et al., 2019.) On peut se demander si, dans la mesure où l'identité
16
Suivi des effets du CETA sur les filières agricoles sensibles. (2018, décembre 1). Consulté à l’adresse
https://agriculture.gouv.fr/suivi-des-effets-du-ceta-sur-les-filieres-agricoles-sensibles
17
ibid
29
professionnelle passe par la reconnaissance d’autrui, cela ne contribue-il pas à un malaise dans
la profession ? Par ailleurs, cela pourrait-il générer des tensions entre les agriculteurs ? (Les
aides étant attribuées à la surface, ce sont de ce fait les exploitants ayant le plus de foncier qui
en sont les plus gros bénéficiaires.)
Seulement, face au système agricole dominant auquel ils appartiennent, notons qu’il existe
d’ores et déjà d’autres modèles agricoles alternatifs : exploitations biologiques, certaines
coopératives agricoles, AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne), etc.
Alors si l’intérêt économique et écologique de ces systèmes est établi, pourquoi leur diffusion
n’est-elle pas plus large ?
L’un des facteurs à prendre en compte est que l’amélioration économique et environnementale
se fait au détriment d’autres performances, sociales notamment (temps de travail, complexité
des tâches etc.) Les exemples où l’agroécologie donne des résultats hautement productifs tout
en économisant les intrants chimiques ont pour la plupart du temps interverti ces intrants avec
du travail conséquent. Or, les rapports de prix en France permettent difficilement ce type de
substitution. En effet, le coût de la main-d'œuvre en France est l’un des plus importants
d’Europe. En 2017, selon le site Eurostat, il était à 36€/heure contre 27,3 en Italie, 20,8 en
Espagne et 4,9 en Bulgarie.18
Si les agriculteurs souhaitent bannir les intrants chimiques, le coût
de production augmentera significativement. Cependant, aucune mesure n’est mise en place
pour compenser cette hausse des coûts, qui serait donc à la charge des agriculteurs.
Si l’État a pu mettre en place quelques mesures afin de favoriser ce type d’agriculture, la
transition reste une manœuvre financière risquée pour les agriculteurs qui n’ont pas toujours de
filet de sécurité. Prenons l’exemple du Plan Ambition Bio 2022 lancé en juin 2018, dont l’un
des objectifs était la conversion de 15% de la surface agricole française en agriculture
biologique. Plusieurs sénateurs, cosignataires d’un rapport de financement public sur
l’agriculture biologique, rapportaient ainsi que ce plan était trop ambitieux. Selon eux « L’État
a adopté des objectifs de développement de l’agriculture biologique alors même qu’il ne
18
Charrel M. (2018). Le coût d’un salarié européen varie de 1 à 10. Journal Le Monde du 10/04/18
30
dispose plus des moyens autonomes de les atteindre et n’a exercé que faiblement ses missions
de coordination »19.
En effet, le nombre d’agriculteurs souhaitant effectuer cette transition étant
trop important par rapport à l’enveloppe initiale, l’État décide à partir de 2018 d’arrêter de
financer les aides au soutien. Celles-ci prenaient le relais des aides à la conversion, qui épaulent
l’agriculteur subissant une baisse de ses rendements et ne pouvant pas encore bénéficier d’une
valorisation de sa production. Ainsi, des retards dans le versement des aides (les soutiens
correspondant aux années 2016, 2017 et 2018 n’étant versés qu’en 2019) ont pu menacer les
exploitants qui se sont parfois trouvés au bord du dépôt de bilan.
Le centre d’étude et de prospective du ministère de l’agriculture a tenté de comprendre, à travers
une enquête, la manière dont se diffusent les nouvelles pratiques agricoles et les obstacles qui
les entravent. Parmi les modèles évoqués, les auteurs nous parlent notamment de « la courbe de
diffusion, avec les pionniers et la masse » (appliquée durant la modernisation agricole), qui se
base sur un phénomène d’imitation. L’agriculteur attend, il va d’abord observer son voisin «
original » ou non-conformiste (le pionnier) réussir (ou échouer), puis voir un voisin moins
aventurier et bien établi faire de même, pour finalement se lancer et les imiter lui aussi.
Toutefois ce modèle questionne : Peut-on compenser la prise de risque pour entraîner dans la
transition la « masse » des agriculteurs plus hésitants ? (Comme on l’a vu précédemment avec
les aides à la conversion biologique, la compensation peut avoir ses limites). De plus,
l’héroïsation d’une « avant-garde » de pionniers, lorsqu’elle souhaite favoriser un renouveau
agricole, a cependant pour conséquence une image stigmatisante des autres, paysans « résistant
au changement » et condamnés par l’histoire. Est-ce ce qui se passe actuellement avec les
agriculteurs en conventionnel ?
Pour Bureau et al. (2015), dans les réglementations comme dans les aides mises en
place, réformer la politique agro-environnementale est sans aucun doute légitime. En revanche,
décider une « pause environnementale » serait une erreur économique qui coûterait cher aux
agriculteurs de demain.
On constate ainsi que l’exercice du métier d’agriculteur est soumis bien plus que d’autres
secteurs d’activité, à différents enjeux (politiques, économiques et environnementaux). Si pour
19
Girard L. (2020) L’agriculture biologique va manquer ses objectifs. Journal le Monde du 6/02/2020, p.14
31
l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), le bien-être sur le lieu de travail est défini comme
« un état d'esprit dynamique caractérisé par une harmonie satisfaisante entre d'un côté les
aptitudes, les besoins et les aspirations du travailleur, d’une part, et les contraintes et les
possibilités du milieu de travail, d’autre part », nous comprenons ici que l’ensemble des
contraintes subies par les agriculteurs, peuvent générer de la souffrance au travail. Si la
pénibilité du travail a diminué (moins d’efforts intenses et de longue durée, en lien avec la
mécanisation, l’automatisation et l’informatisation du travail), la pénibilité mentale (sur-
mobilisation des fonctions cognitives du professionnel liée à un environnement politico-
économique de plus en plus incertain et une augmentation des tâches) semble quant à elle
s’accroître (Madelrieux et Dassé, 2015). Comment les agriculteurs vivent-ils ces incertitudes ?
Que génèrent chez eux l’ensemble de ces mesures et réglementations qui les contraignent de
plus en plus ? Arrivent-ils tous à s’adapter aux changements identitaires qui s’opèrent (la façon
dont leur métier change, mais aussi leur représentation dans la société) ?
Si le métier d’agriculteur a connu et continue de connaître des mutations, il y a cependant un
domaine dans lequel il semble y avoir une constance, celui de l’imbrication entre la vie
professionnelle et la vie privée, autrement dit, l’imbrication entre travail et famille. En effet, en
2016 l’agriculture demeure pour 95% des exploitations une « affaire de famille » (Ministère de
l’agriculture, 2016) Pour autant, travailler en famille est-il toujours simple ? Voyons ensemble
ce qui est dit sur le sujet.
5) IMBRICATION TRAVAIL/ FAMILLE
« Considérons l'agriculture, ni comme rapport familial, ni comme rapport de travail, mais
comme le choc entre les deux. Le mot n'est pas trop fort car il veut exprimer ce que cela signifie
de démystification et de violence quand ces deux rapports ne sont pas perçus comme séparés,
mais plutôt réunis en un seul rapport social » nous dit Alice Barthez dans son ouvrage Famille,
travail et agriculture. (Barthez A. 1982, p. 181)
5.1 Agriculteur, un métier choisi ?
32
Pour commencer, notons que si l’agriculture est un secteur marqué par une endo-reproduction
très forte, on peut toutefois constater une évolution dans le mode de recrutement du métier. En
effet, entre 1965 et 1970, 90% des entrants âgés de 15 à 29 ans étaient enfants d’agriculteurs,
alors qu’en 2004 ils ne sont plus que 75%, tous âges confondus (Gambino, Lainey, Vert, 2012).
Notons toutefois qu’en raison d’investissements économiques extrêmement importants, les
exploitations les plus importantes économiquement sont celles qui se protègent le mieux de
l’ouverture aux autres milieux sociaux et pratiquent le plus l'auto-recrutement. Pour cette
catégorie du monde agricole, la « clôture » est plus économique que sociale (Dubuisson-
Quellier, Giraud, 2010).
Selon une enquête du bureau des statistiques animales (SCEES), en 2014, 26 % des agriculteurs
hommes seraient célibataires (dans le sens de vivre seul) et 10 % des agricultrices, ce qui revient
à un taux de célibat en agriculture de 22%, hommes et femmes confondus (avec 25% de femmes
agricultrices) alors que le taux de célibat dans la population française en général serait de 12%.
Pour les chercheurs qui analysent cette question, « le célibat masculin explique mieux que le
revenu la baisse des installations en agriculture et qu’il est -pour des raisons de perception
subjective- sous-estimé aussi bien par les syndicats d’agriculteurs que par les pouvoirs publics
». (Facchino, Magni Berton 2010, p.1)
Par ailleurs, l’absence d’enfants ou de famille proche peut également conduire l’agriculteur à
se tourner vers des successeurs situés en dehors du cadre familial (Gillet, 1999), avec lesquels
les cédants établissent des liens professionnels teintés de parenté (Waquet, 2008).
Malgré tout, il reste plus facile d’accéder au métier lorsqu’on est issu du milieu. Comme
beaucoup de métiers patrimoniaux, l’agriculture n’échappe pas aux logiques de transmission
de l’héritage familial. Jacques-Jouvenot (1997, 2014) nous explique les spécificités de ce
processus de transmission familiale, où l’enjeu n’est pas tant le savoir à acquérir mais la place
du cédant, autrement dit la place à hériter/conquérir.
Les stratégies familiales de reproduction défendues par Bourdieu (1980) fonctionnent bien et
établissent, pour ces métiers, les enfants les mieux adaptés à la pérennisation du patrimoine
familial. On compte ainsi trois déterminants objectifs faisant de ces enfants les successeurs
désignés : être de la famille, être un garçon et occuper une place qui s’adapte le mieux à une
33
reprise possible au moment du départ à la retraite du père. Jouvenot souligne ici la spécificité,
dans les cas des agriculteurs, de l’année de naissance, qui joue un rôle important dans la mesure
où elle définit le temps de collaboration entre le cédant et le repreneur (période décisive quant
à la fragilité des entreprises agricoles). L’auteur constate également que transmettre n’est pas
reproduire. C’est pourquoi, si la désignation du successeur semble indispensable, le processus
de transmission se caractérise tout autant par l’attitude de l’héritier potentiel face au patrimoine.
Bien que celui-ci soit fabriqué comme successeur dès le plus jeune âge et tout au long de sa
socialisation scolaire et professionnelle (inscription en lycée agricole, participation aux travaux
de l’exploitation...), pour autant, il n’est pas tenu d’accepter ce rôle, cette place.
Ainsi se joue dans ce processus de transmission un jeu d’appropriation qui passe à la fois par
une inscription de l’héritier dans la logique familiale, dans une lignée, et par la construction de
l’héritier-successeur comme personne autonome. Plus que la dimension économique, c’est la
mémoire des ancêtres, la reconnaissance d’une dette qu’il a à leur égard qui génèrera la
transmission (Jacques-Jouvenot, Schepens 2007). Ainsi, la transmission du patrimoine est
comprise comme une économie du don : dépositaire de ce don, tout successeur se devra de le
rendre à son tour. Le transmetteur donne (au successeur) et rend (aux aïeuls) dans un même
mouvement, faisant de celui qui accepte le don un endetté. Toutefois, l’entreprise transmise ne
signifie pas la fin de la dette du cédant. Même si le choix du repreneur lui incombe, encore faut-
il que celui-ci transmette à son tour pour que le cédant puisse estimer ne pas avoir été l’ultime
maillon de la chaîne. Comment savoir si le repreneur saura, au moment venu, lui aussi choisir
le meilleur successeur et assurer la transmission ? Ainsi, jusqu’à la fin de sa vie, le transmetteur
restera endetté (n’ayant de certitude quant à la pérennisation du patrimoine familial).
La transmission du patrimoine doit être appréhendée dans une temporalité longue dans laquelle
donner, recevoir et rendre ne sont pas des moments distincts, ce qui amène parfois le couple
père-fils à collaborer professionnellement (Jacques-Jouvenot, 2012). Si cette période de
collaboration doit permettre au fils de commencer sa trajectoire professionnelle en de bonnes
conditions, elle l’empêche toutefois d’être reconnu comme le professionnel car, jusqu’au départ
du père, le fils n’exerce son autorité que partiellement. En effet, le vrai professionnel est aux
yeux d’autrui, le père. Ainsi, même si les deux acteurs s’entendent bien, à terme, il n’y a de
place que pour un. La collaboration professionnelle au sein de l’exploitation agricole impose
donc une proximité père/fils au travail qui renforce le lien (condition sine qua non de la
34
transmission), alors même que l’acte de transmettre les sépare, rendant le fils plus autonome
face à ses parents.
Jacques-Jouvenot (2014) observe également un paradoxe quant à la transmission de ce métier.
Comme nous l’avons vu, la transmission travaille l’identité des acteurs et, face à l’héritage, le
successeur peut soit se penser comme un maillon d’une chaîne intergénérationnelle (et donc
accepter la contrainte de la dette), soit se penser comme un être auto-engendré (ce qui le situe
comme un acteur libre.) On constate ici un fait frappant dans le discours des pères et des fils,
chacun minimisant, voire niant, le rapport social très étroit qui les lie, et leur influence
réciproque dans le processus de transmission. Chez les pères, ce discours s’accentue alors que
les jeunes grandissent et que s’approche le moment de la transmission. Ils expriment
alors « n’avoir rien fait pour, que le choix appartient à leur fils ». De même, les fils au travers
de discours « mes parents n’y sont pour rien ; on ne m’a rien transmis » se désignent comme
les artisans de leurs propres choix professionnels. Le repreneur, pour ne pas éprouver la blessure
narcissique de son impuissance dans le processus de succession, brosse de lui-même
l’autoportrait du self-made man.
5.2 Transmission et inégalités dans les fratries
Jacques-Jouvenot évoque une autre hypothèse quant au discours des pères. Selon lui, c’est la
difficulté de reconnaître le privilège accordé à l’un des enfants qui justifie ce déni de
transmission des parents. N’y être pour rien, c’est se dédouaner d’une responsabilité
quelconque dans le choix du successeur et donc éviter que la question de l’équité dans la fratrie
des héritiers soit posée. Choisir son successeur n’est pas avouable. Pour l’auteur, la culpabilité
liée à ce choix est à relier à l’organisation et aux règles de transmission du patrimoine en France
depuis la Révolution française, organisation de la transmission qui est réactivée dans la
mémoire collective au moment de l’héritage et des partages. Pour lui, « Admettre que l’on a
choisi un fils et non pas l’autre pour succéder serait accepter d’une certaine manière l’idée
d’une iniquité entre les enfants : ce serait inconsciemment aussi se confronter au fait que les
rapports seigneuriaux, desquels la paysannerie s’est libérée, se pérennisent dans le choix du
successeur au sein de la famille. Comme si la famille répétait en son sein les inégalités sociales
contre lesquelles les aïeuls se sont battus. » (ibid, p.9-10)
35
Par ailleurs, le droit rural accorde une importance particulière au maintien de l’exploitation et
donc à sa transmission dans son intégralité afin d’éviter son morcellement. Cela se traduit à
travers la mise en œuvre de stratégies de contournement du droit civil (donation-partage,
utilisation de formule sociétaire, salaire différé etc.) mais qui n’exclut pas une éventuelle
inégalité entre héritiers au profit de la pérennisation de l’exploitation (Bosse-Platière, 2005).
Pour Gotman (2006), il n’y a pas de place pour la jalousie face à la transmission car tout est fait
pour préserver les liens fraternels, du moins tant qu’un des deux parents est toujours en vie,
puisqu’il s’agit des membres fondateurs. Or selon Bosse-Platière, il n’en est que rarement ainsi
et c’est davantage l’égalité entre héritiers qui prévaut, contraignant le repreneur à verser une
compensation financière à ses frères et sœurs.
Gollac (2008) analyse les questions de transmission chez les familles d’indépendants et
notamment les inégalités au sein des fratries. Selon elle, les transmissions patrimoniales reçues
des parents indépendants représentent incontestablement un capital économique conséquent.
Non seulement ce patrimoine comprend des biens professionnels dont la valeur n’est pas
négligeable, mais plus généralement, les parents possèdent un patrimoine bien plus important
que les salariés. Si le patrimoine des indépendants n’est pas composé uniquement de biens
professionnels (80% d’entre eux possèdent des biens immobiliers dont plus de 35% autre que
la résidence principale), ce n’est pas le cas de tous. Lorsque le patrimoine parental est
principalement composé de l’entreprise familiale, la liquidation peut être nécessaire afin de
distribuer des parts égales aux frères et sœurs. Ainsi, transmettre le patrimoine productif à un
héritier unique (afin de préserver l’activité) tout en respectant l’égalité entre enfants n’est pas
sans difficulté. Dans l’enquête « Patrimoine 2003-2004 » sur les transferts successoraux, les
montants déclarés pour les transmissions reçues démontrent ces difficultés : pour 20,5% des
transferts et biens professionnels, les enquêtés ont déclaré ne pas pouvoir ou refuser d’estimer
leur valeur, ce qui était le cas pour seulement 8,9% des autres transferts. Ainsi, ce flou renvoie
probablement aux stratégies employées par les donataires et les héritiers au moment des
partages successoraux pour assurer la transmission de la totalité du patrimoine productif à un
héritier unique, tout en répondant à l’exigence du droit successoral d’égalité entre les héritiers.
L’auteur note également que le capital scolaire ne serait pas seulement inutile à la reprise de
l’affaire familiale, il la décourageait. Le diplôme apparaît parfois comme une ressource pour
36
échapper au destin de la reprise, et inversement, l’absence de diplôme peut condamner à une
reproduction sociale. C’est pourquoi on ne peut pas exclure l’hypothèse que la socialisation à
la place de repreneur et la trajectoire scolaire se déroulent de façon simultanée et exercent l’une
sur l’autre une influence mutuelle. « Un fils aîné pressenti pour reprendre l’entreprise familiale
peut ainsi faire l’objet d’un faible investissement de la part de ses parents dans sa réussite
scolaire, alors qu’ils pousseront ses frères et sœurs à faire des études qui leur permettront de
s’en sortir sans faire valoir leurs droits sur le patrimoine productif familial » (ibid, p.71.)
Bessière (2004) ajoute d’ailleurs que les débats sur les questions d’héritage ont lieu lorsque les
frères et sœurs font partie des classes populaires, connaissent une situation de précarité, ou
encore quand ils ont eux-mêmes le statut d’indépendant.
On comprend ici que dans les métiers patrimoniaux, d’autant plus en agriculture, certains
enfants sont naturellement favorisés, notamment les fils par rapport aux filles. Cela renvoie
d’ailleurs à une problématique de longue date : la place des femmes en agriculture.
5.3 Quelle place pour les femmes ?
Comme je le mentionnais précédemment en présentant les caractéristiques de la
population agricole : la majorité des agriculteurs sont des hommes. En 2016, les femmes
représentent 29 % de l’ensemble des actifs agricoles. Elles se répartissent entre 130 000 non-
salariées (exploitantes, co-exploitantes), 49 000 salariées permanentes et 272 000 salariées
ayant eu une activité temporaire au cours de l’année (CDD, saisonnières, apprenties et stagiaires
rémunérées, ETA ou CUMA) (Forget et al, 2019).
Toutefois, en dépit du processus de transmission et du choix de l’héritier que nous venons de
voir, on peut se questionner sur la permanence de ce phénomène et si, parallèlement à une
société en évolution, la place et le statut des femmes en agriculture évoluent eux aussi.
Notons en premier lieu qu’une majorité des femmes qui acquiert le statut d’exploitante agricole
le font après l’âge de 40 ans, soit au moment où le conjoint part à la retraite et qu’elles se voient
transmettre ce titre. Lorsque l’agriculteur fait valoir ses droits à la retraite, il a la possibilité de
transmettre son entreprise à son conjoint, qui la dirigera à son tour jusqu’à sa propre retraite.
En 2016, dans 88,2 % des cas, cette transmission, dite transfert entre époux, s’effectue de
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Le rôle du tabou dans l’identité professionnelle : le cas des agriculteurs du Nord et Pas-de-Calais

  • 1. Étudiante : Mélody Charles Directeur de mémoire : M. Cardon Mémoire de fin d’études Le rôle du tabou dans l’identité professionnelle : le cas des agriculteurs du Nord et Pas-de-Calais Années 2020-2021 Master 2 Sciences de l’éducation et de la formation Spécialité : Travail social, insertion sociale et lutte contre les exclusions
  • 2. Remerciements Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de mémoire, M. Cardon, pour avoir accepté de m’accompagner. Durant un an, il a su se montrer disponible et m’aiguiller dans ce travail pas si évident, tout en m’encourageant. Nos discussions et sa connaissance du milieu agricole m’ont beaucoup apporté. Je remercie également M. Niewiadomski, mon responsable de Master 2, ainsi que l’ensemble des enseignants du département des Sciences de l’Éducation de l’Université de Lille. Malgré le contexte sanitaire, ils ont contribué à faire de ce Master deux années passionnantes. J’aimerais ensuite remercier Xavier Bonvoisin, coordinateur régional et Jean Marie Lebrun, président de l’association Arcade, de m’avoir acceptée en stage durant 6 mois. Ce stage a été l’occasion de découvrir le travail associatif et notamment le binôme salarié-bénévole. J’adresse un immense merci à mes collègues des différentes antennes et en particulier l’équipe d’Hazebrouck, qui m’a aidé durant tout le cheminement de cette enquête et qui m’a permis de m’intégrer au mieux dans l’association. Je ne saurais oublier de remercier les agriculteurs et agricultrices qui m’ont fait confiance et ont accepté de prendre du temps pour participer aux entretiens. Leurs histoires de vie m’ont beaucoup touchée et me confortent aujourd’hui dans mes choix professionnels. Je remercie les personnes qui ont pris le temps de relire mon mémoire et m’ont aidées dans ce travail académique, elles se reconnaitront. Enfin, je remercie mes parents pour le soutien qu’ils m’apportent depuis toujours. Ils ont su me laisser libre de mes choix et m’ont toujours encouragé, dans tout ce que j’ai pu entreprendre.
  • 3. Table des matières Introduction 1 Chapitre 1 : État de l’art 3 1) Définition de l’agriculture...............................................................................................3 1.1 Qu’est-ce que l’agriculture ? 3 1.2 Qui sont les agriculteurs ? 4 1.3 Quelles sont les fonctions de l’agriculture ? 5 2) Une crise sociale et identitaire ........................................................................................7 2.1 De majorité démographique à minorité rurale et politique 8 2.2 Une recomposition de l’espace rural 11 3) Controverses liées aux pratiques agricoles ..................................................................14 3.1 Entre modernisation et modernité 14 3.2 Émergence du développement durable 16 3.3 Controverse des pesticides 18 3.4 Controverse de l’élevage 21 4) Travail, entre normes et contraintes ............................................................................24 4.1 Un endettement croissant 25 4.2 Politique agricole et paradoxe économique 27 5) Imbrication travail/ famille........................................................................................... 31 5.1 Agriculteur, un métier choisi ? 31 5.2 Transmission et inégalités dans les fratries 34 5.3 Quelle place pour les femmes ? 36 6) Santé et usure au travail................................................................................................ 40 6.1 Le corps comme outil de travail et de reconnaissance 41 6.2 L’incorporation des risques 44 6.3 La santé mentale 47 Chapitre 2 : Méthodologie d’enquête 53 1) Problématique et hypothèses ........................................................................................ 53 2) Présentation du terrain et pré-enquête........................................................................55 2.1 Terrain d’enquête 55 2.2 Pré-enquête 57 3) Méthodologie ..................................................................................................................69 3.1 Présentation de la grille d’entretien 70
  • 4. 3.2 L’échantillon d’enquête 71 Chapitre 3 : analyse des résultats : le tabou incorporé par le métier 72 1) Tabou autour des difficultés professionnelles ............................................................. 73 1.1 Individualisme agricole : « Aujourd’hui je suis une proie » 73 1.2 Patrimoine familial : dette financières ou dette morale ? 77 2) Tabou autour de la transmission..................................................................................80 2.1 Choix de l’héritier et inégalités : « Elles n’étaient pas intéressées » 80 2.2 Désigné successeur : « Au départ, je voulais pas être agriculteur » 84 2.3 Transmission : entre promiscuité et tensions 89 3) Tabou autour de la santé...............................................................................................92 3.1 Incorporation des risques du métier : « Non mais c’est normal » 92 3.2 L’impossibilité de se mettre en arrêt : « En arrêt de travail actif » 97 3.3 Rapport à la santé : « C’est pas en pleurant qu’on va s’en sortir » 98 4) Tabou autour de de l’identité professionnelle...........................................................102 4.1 Entre contrainte et liberté : l’autonomie paradoxale du métier 103 4.2 Manque de reconnaissance : « On sera juste des gens pour le paysage » 108 4.3. « Aujourd’hui, on ne vit plus d’agriculture » 111 Conclusion 117 Bibliographie 120 Annexes
  • 5.
  • 6. 1 INTRODUCTION « Entre tous les groupes dominés, la classe paysanne, sans doute parce qu’elle ne s’est jamais donné le discours ou qu’on ne lui a jamais donné le contre-discours capable de la constituer en sujet de sa propre vérité, est contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son objectivation » Bourdieu, Une classe objet (1977, p.4) Je suis issue du milieu agricole. Mes grands-parents maternels et paternels étaient tous éleveurs et cultivateurs depuis plusieurs générations. La majorité de mes oncles et tantes ont eux aussi suivi cet exemple, de même que mon père avant qu’il n’effectue une reconversion professionnelle. Les raisons qui l’ont poussé à cette reconversion, outre la découverte de son nouveau métier, étaient vagues pour moi. J’ai appris avec le temps qu’il ne supportait plus les conditions d’élevage qu’on lui imposait, mais aussi la perte d’autonomie dans son métier. Je constate que depuis maintenant plusieurs années, l’agriculture prend de la place sur la scène médiatique. Le développement durable étant au cœur des préoccupations sociétales, certaines pratiques agricoles telles que l’usage des produits phytosanitaires, ou encore l’élevage intensif sont remises en question. Plus récemment, la pandémie de la Covid 19 est venue questionner la notion de souveraineté alimentaire et notamment l’importance de l’agriculture comme ressource essentielle. Cette médiatisation de l’agriculture a également mis en lumière le phénomène de suicide agricole. En 2016 la MSA (Mutualité Sociale Agricole) affirmait qu’un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. Si l’organisme semble jeter un pavé dans la mare, d’autres études démontrent que la surmortalité par suicide des agriculteurs apparait dans les statistiques depuis plus de quatre décennies, ce qui en fait un fait social (Deffontaines, 2017). Or, si le suicide est l’aboutissement d’une période de souffrance intense, l’acte ultime de la désaffiliation, qu’est- ce qui justifie que celle-là ne soit pas détectée à temps par les institutions préventives ?
  • 7. 2 Mon hypothèse est qu’il existe en agriculture des tabous, et que ceux-là sont liés à l’identité professionnelle des agriculteurs. Le tabou est à l’origine une confrontation à une problématique que l’on ne peut résoudre. Et c’est parce que résoudre cette problématique reviendrait à bouleverser l’ordre établi (moral ou organisationnel) du groupe, qu’elle devient un problème. Ce qui va devenir tabou est quelque chose qui choque, qu’on ne peut pas dire, sous peine de faire exploser le groupe par la discorde ou d’être stigmatisé par celui-ci. (Casanova, Noguès, 2018). L’identité professionnelle quant à elle, est avant tout une identité sociale (divisée entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui) ancrée dans une profession. Elle est le produit d’une socialisation, d’une incorporation de savoirs professionnels, de représentations collectives, et se construit tout au long de la vie professionnelle (Dubar, 2005). Mon hypothèse est que ces tabous sont incorporés par les agriculteurs tout au long de leur socialisation et que leur identité professionnelle se construit à travers ceux-ci. Ce sont ces tabous qui engendreraient l’isolement des agriculteurs, et qui expliqueraient leur souffrance. Dans un premier temps, et pour affiner mon hypothèse, je serai amenée à chercher ce qui constitue l’identité des agriculteurs, à travers un état de la littérature préexistante sur le sujet. Cela nous permettra de comprendre en quoi certains éléments qui lui sont propres peuvent être des supports de tabous. Dans un second temps, je réaliserai une enquête empirique au sein de l’association Arcade paysans et ruraux solidaires, qui accompagne des agriculteurs en difficulté. Je mènerai d’abord une pré-enquête au travers d’entretiens exploratoires auprès des professionnels de l’association, avant d’effectuer des entretiens semi-directifs auprès des exploitants agricoles. Dans un troisième temps, j’analyserai et discuterai des résultats obtenus, ce qui me permettra de mettre en évidence l’existence de plusieurs grands tabous en lien avec l’identité professionnelle des agriculteurs.
  • 8. 3 Enfin, je conclurai sur l’intérêt de mon travail au regard des sciences sociales, tout en tenant compte des limites de l’enquête, et sur son apport dans l’accompagnement des agriculteurs faisant face à des difficultés professionnelles. CHAPITRE 1 : ÉTAT DE L’ART Avant toute chose, et dans l’optique de répondre à mon questionnement, il est essentiel de prendre connaissance de ce que des auteurs ont d’ores et déjà pu écrire sur le sujet qui m'intéresse : les tabous en agriculture. En lien avec mon hypothèse, ce qui m'intéresse plus précisément est donc de comprendre ce qui fait aujourd’hui l’identité des agriculteurs. Dans la mesure où l'identité professionnelle passe par le travail, je commencerai par définir ce qu’est l’agriculture, qui sont les agriculteurs et comment sont définies leurs missions. J’évoquerai ensuite le contexte agricole français ainsi que les mutations qui l’ont conduit au modèle que l’on connaît aujourd’hui, en passant par ses controverses. J’aborderai ensuite les spécificités de ce métier, notamment l’imbrication travail/famille, ainsi que la santé des agriculteurs, au regard de leurs conditions de travail. Nous verrons ainsi qu’au travers de ces éléments, constitutifs de l’identité des agriculteurs, se jouent des phénomènes d’isolement et de tabous. J’estime que pour cet état de l’art, l’entrée sociologique est celle qui est la plus adaptée afin de comprendre l’identité de cette catégorie socio-professionnelle. Je vais donc citer des auteurs en majorité issus de la sociologie, sans toutefois exclure d’autres auteurs de disciplines connexes, selon les besoins de la recherche. Commençons par définir notre objet d’étude. 1) DEFINITION DE L’AGRICULTURE 1.1 Qu’est-ce que l’agriculture ? Une branche d’activité liée à la production de biens alimentaires serait probablement la réponse qui vient à l’esprit de chacun. Cependant, lorsque je décide d’entrer le mot « agriculture » dans mon moteur de recherche, il m'apparaît un éventail de propositions : Élevage, horticulture, agronomie, industrie agro-alimentaire, aquaculture, irrigation, pêche, sylviculture, commerce,
  • 9. 4 tourisme, biologie, technologie, etc… Il semble donc que l’agriculture soit un microcosme abritant bien plus qu’il n’y paraît. Parler du « monde agricole » comme entité a cessé de faire sens, on ne peut aujourd’hui se rapporter aux mondes agricoles qu’au pluriel (Hervieu, Purseigle, 2013.) D’autant plus que si l’agriculture regroupe non seulement des branches d’activités différentes, elle regroupe également des formes d’organisation du travail diverses. Les exploitations agricoles familiales restent prédominantes dans le monde comme en France ; et si elles se révèlent d’une incroyable diversité et d’une grande capacité de transformation, elles sont loin d’incarner la seule forme d’agriculture. On pourrait aujourd’hui parler d’agriculture familiale, d’agriculture de subsistance, d’agriculture de firme (Purseigle, Nguyen, Blanc, 2017), mais également d’agriculture territoriale (Sencebe, Pinton, Alphandéry, 2013) ou d’agriculture moderne (Petit, 2011). Ainsi, l’agriculture n’est pas un modèle unique, immuable, mais elle se transforme progressivement au fil des évolutions techniques, des modèles économiques et sociétaux. 1.2 Qui sont les agriculteurs ? Il me paraît intéressant de soulever cette question, tant aujourd’hui ce mot revêt diverses significations. De qui peut-on dire qu'il exerce la profession « d'agriculteur » ? (Boguslaw, 1967) Dans l'ensemble, les travailleurs de la terre constituent un groupe social si large et si complexe que le terme d’« agriculteur » n'a plus qu'une signification professionnelle très vague et qu'il vaut mieux assimiler l'agriculture à une branche d'activité, comme on le fait pour l'industrie. On peut bien en effet tenter de distinguer les arboriculteurs et les éleveurs de porcs, les apiculteurs, les maraîchers, etc. Cependant, la plupart des exploitations ont une production tellement variée qu'il paraît justifié de maintenir ici le terme général d’agriculteur (ex : l’éleveur qui choisit de nourrir ses animaux avec ses propres aliments cultivera des céréales, du maïs, et de fait ne sera plus uniquement éleveur : il sera qualifié de polyculteur-éleveur). De plus, composée à deux tiers d’hommes et à un tiers de femmes (nous reviendrons plus tard sur les questions de genre), il semble que la population des actifs agricoles regroupe des statuts professionnels bien différents. En 2010, le recensement agricole dénombrait 603 900 chefs d’exploitation et co-exploitants (trois quarts d’hommes), 207 500 aides familiaux (pour moitié des femmes) et 155 000 salariés agricoles (trois quarts d’hommes à nouveau) (Bessière,
  • 10. 5 Bruneau, Laferté, 2014). Aujourd’hui comme hier, situer les agriculteurs et les agricultrices dans des hiérarchies socio-économiques n’est pas sans difficulté, nous explique Chauvel (2001) dans son enquête, car une grande partie d’entre eux sont des indépendants et échappent à la plupart des études sur la stratification sociale. En effet, le calcul des revenus est rendu difficile car ceux-ci varient d’un mois à l’autre et d’une année sur l’autre, selon les périodes et les types de productions, ce qui fait de leur chiffre d’affaires à un instant T un mauvais indicateur de revenus. De plus, les exploitants agricoles, comme d’autres indépendants, mettent en œuvre diverses stratégies afin de minimiser leurs revenus déclarés, selon un continuum allant de la négociation à la fraude (Spire, 2011). Nous pouvons également observer un paradoxe concernant cette catégorie socio- professionnelle qui, dans son ensemble, serait la plus touchée par la pauvreté. En effet, comme le montrent en 2004 les données de l’INSEE sur le taux de pauvreté, 31 % des agriculteurs disposeraient d’un revenu inférieur de 60 % au revenu médian (contre 16 % des artisans- commerçants, 15 % des ouvriers et 14 % des employés). Pourtant, en parallèle, la taille des exploitations et le patrimoine des agriculteurs ne cessent d’augmenter (Bessière, Bruneau, Laferté, 2014). Notons enfin que ce terme d’agriculteur n’a pas toujours été aussi prégnant. Il y a quelques décennies, on parlait notamment de « paysans », terme loin d’être anodin et qui renvoyait d’ailleurs à un univers social totalement différent. A défaut de revenir sur les thèses de Mendras (Les paysans et la modernisation en agriculture, en 1958 ou La fin des paysans, en 1967), il faut savoir qu’aujourd’hui encore, le terme d’agriculteur est en mutation : nous voyons émerger des termes tels que chef d’exploitation agricole, patron, entrepreneur... Cela s’explique par une transformation permanente du métier, que nous aborderons dans la partie II, et qui contribue à un questionnement sur les fonctions de la profession, voire sur la profession elle-même. 1.3 Quelles sont les fonctions de l’agriculture ? Là encore, la question n'est pas si simple qu'elle n'y paraît. Hervieu nous propose d’ailleurs le concept de multifonctionnalité pour définir l’agriculture (Hervieu, 2002). Selon lui, l’agriculture ne peut être résumée uniquement à la production agricole : elle est multifonctionnelle. L’idée expose l’agriculture comme une activité aux multiples facettes
  • 11. 6 qu’aucun marché, ouvert ou régulé, ne peut gérer en totalité. Il explique que cette idée de multifonctionnalité de l’agriculture s’est révélée à partir des années 90, notamment avec les débats et réflexions autour du développement durable à travers le monde. Selon lui, l’agriculture comprend cinq axes : - Le monde agricole produit à la fois des biens alimentaires et des biens non alimentaires (ex : biocarburants). - Il y a de la production et transformation (producteur de matière première brute mais aussi de produits transformés, identifiés, qualifiés et reliés à un territoire). - La création de richesse matérielle et richesse immatérielle (matérielle comme les biens alimentaires et immatérielle comme le tourisme rural, l’entretien du paysage, la gestion du sol, préservation de la biodiversité). - Les biens immatériels qui sont des biens privés (ex : tourisme rural) ou biens publics (paysage, environnement…). - La création de biens marchands et de biens non marchands (une partie de ce que produit l’agriculteur trouve sa rémunération sur le marché alors qu’une autre est non marchande et constitue pourtant une richesse). Toutefois, cette vision de la multifonctionnalité est-elle partagée par tous les agriculteurs ? Dufour, Bernard et Angelucci (2003) ont tenté d’y répondre à travers une enquête auprès d’agriculteurs des Coteaux Lyonnais. À partir des représentations professionnelles des agriculteurs sur leur métier, les auteurs distinguent trois typologies de professionnels, chacun démontrant une différence de perception quant à cette notion. Le premier groupe est défini comme les « héritiers d’une culture agricole menacée ». Pour ces agriculteurs, divisés entre ceux qui s’inscrivent dans un réseau d’entraide et de discussions au sein des groupes professionnels locaux, mais également ceux en voie d’exclusion1 , la multifonctionnalité est une notion étrangère au métier. Le second groupe est défini comme les agriculteurs revendiquant « un statut d’entrepreneur ». Il est divisé d’un côté par ceux ayant une implication forte dans les structures professionnelles et qui ont une vision instrumentalisée de la multifonctionnalité ; et de l’autre côté par ceux ayant des relations professionnelles et sociales qui se diversifient et 1 Ceux-là expriment que les contraintes liées au métier (accroissement du travail, manque de temps) portent préjudice à leur vie sociale et regrettent la perte du lien social. Ils se sentent également en décalage avec la plupart de leurs collègues ou par rapport aux autres professions.
  • 12. 7 pour qui la multifonctionnalité est une opportunité pour redéfinir le métier d’agriculteur. Enfin, le troisième groupe identifie les agriculteurs innovateurs dans l’entreprise et sur le territoire. Ceux-là sont inscrits dans un réseau professionnel d’innovation et de créativité sociale et ont une vision multifonctionnelle du métier. On constate ici que les représentations du métier varient en fonction des agriculteurs, tant cette profession est hétérogène. Bertrand Hervieu souligne à ce propos comment « pour les générations d’agriculteurs dont l’ambition était d’assurer la couverture alimentaire de la France et, plus largement, de nourrir L’Humanité, la production agricole à des fins non alimentaire est une véritable cassure de l’identité professionnelle que les agriculteurs vivent massivement comme une dénaturation du métier » (Hervieu, 1993, p.81). Par ailleurs, notons que si le concept de multifonctionnalité ne constitue pas une nouveauté (l’agriculture peut être ou ne pas être conçue comme multifonctionnelle), son usage dans le discours politique représente en revanche une innovation et relève donc d’une analyse historique (Perraud, 2003). L’agriculture est, et a toujours été, mobilisée dans le discours politique, selon les besoins, les orientations, etc. Notons d’ailleurs la venue symbolique des Présidents de la République au Salon de l’Agriculture lors de leur mandat. Cela m’amène à un double questionnement : qu’est-ce que l’identité professionnelle et l’identité professionnelle agricole ? Et dans quelle mesure, la relation entre l’agriculture et l’état contribue aux mutations de la profession et donc aux représentations du métier ? En effet, de la formation agricole, qui a la spécificité de dépendre du ministère de l’agriculture, aux orientations politiques qui influent directement sur les pratiques des agriculteurs, on peut se questionner sur cette imbrication entre les deux parties et son lien dans les problématiques que traverse la profession (situation économique, remise en causes des pratiques, suicides, etc.). Pour mieux comprendre cela, je vous propose dans un premier temps de passer au crible le contexte socio-historique et économique de l’agriculture française depuis l’après-guerre : Cette période est à l’origine d’un changement de rapport entre les agriculteurs et leur métier, mais aussi entre l’agriculture et la société. 2) UNE CRISE SOCIALE ET IDENTITAIRE
  • 13. 8 Si l’identité sociale se construit au travers de deux composantes qui sont «l’identité pour soi » (qui renvoie à l’image que l’on se construit de soi-même) et «l’identité pour autrui » (l’image que l’on souhaite renvoyer aux autres et qui résulte de processus d'attribution d'identités par des institutions ou des acteurs avec qui l’on est en interaction), l’identité professionnelle est avant tout une identité sociale ancrée dans une profession. Elle est le produit d’une socialisation, d’une incorporation de savoirs professionnels, de représentations collectives, et se construit tout au long de la vie professionnelle (Dubar, 2005) Une crise identitaire peut alors annoncer : « une déstabilisation des repères, des appellations et des systèmes symboliques. En l’absence de référence symbolique, l’identité est réduite à des identifications par autrui. De ce fait, les rituels nécessaires à la reconnaissance identitaire peuvent devenir des éléments de défense nourrissant des manifestations névrotiques, où les crises des identités prennent la forme de souffrance psychique. » (Sahraouia et al. 2011, p. 40) Tout comme les auteurs le font, on peut se demander si l’utilisation du terme « crise identitaire » ne traduit pas simplement une crainte par rapport à l’avenir et une insécurité face à des sociétés en changements constants, qui nous empêchent de savoir ce que nous serons, nous obligeant à revenir à ce que nous avons été, afin de nous rassurer. Cela nous conduit au cas de l’agriculture qui a beaucoup évolué au fil des 50 dernières années. Le premier constat que l’on peut faire à ce sujet est la diminution drastique du nombre d’agriculteurs en France depuis la Seconde Guerre mondiale. 2.1 De majorité démographique à minorité rurale et politique Si au commencement l’agriculteur pouvait être considéré comme un chasseur cueilleur, puis par la suite qualifié de paysan (terme que Mendras (1967) définissait davantage par rapport à un mode de vie qu’un métier : la paysannerie), aujourd’hui on peut se demander : pourquoi ce nouveau nom d’agriculteur, puis de chef d’exploitation et à quoi correspondent-ils ? Notons que les évolutions notables du métier d’agriculteur se situent après la seconde guerre mondiale. « Il faut comprendre ce que représente comme traumatisme pour un secteur professionnel le fait de découvrir tout d’un coup que l’on est devenu une minorité dans la société », nous dit Hervieu (2002). En effet, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale
  • 14. 9 l’agriculture représentait la moitié de la population active en France, alors qu’elle en représente aujourd’hui 2 %. Selon Hervieu et Purseigle (2013), nous pourrions, pour comprendre ce phénomène, reprendre l’idée d’exode qui serait répartie en 3 âges. Le premier âge correspond à une France rurale et multi-active qui s’est progressivement vidée de ses activités non-agricoles. En effet, la révolution industrielle, ainsi qu’une volonté politique2 de la IIIème République, ont entraîné diverses crises qui ont conduit à un mouvement de certaines populations des campagnes vers les villes. La seconde phase de l’exode, cette fois agricole, commence au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale à partir des années 60 : c’est le phénomène de modernisation. C’est avant tout une volonté politique d’assurer la sécurité alimentaire du pays tout en abaissant les prix, et d’accroître la productivité du travail (mais aussi de dégager de la main d’œuvre pour étoffer l’armée). La sélection serait ici effectuée par la technique et le capital : les petites exploitations ne disposant pas d’un capital économique suffisant pour se moderniser disparaissent. Les campagnes se vident d’une partie de leur population agricole, et par conséquent de la population rurale liée à l’agriculture. Alors que cette phase n’est pas achevée, on voit le troisième âge de l’exode apparaître, que nous pourrions d’ailleurs plutôt appeler une désertification. Survenu à partir des années 80, il se caractérise par un processus de vieillissement accéléré des populations rurales. On compte désormais, et pour la première fois dans l’histoire de certains cantons, davantage de personnes âgées de 60 ans et plus, que de jeunes âgés de 20 ans et moins. A contrario, d’autres cantons connaissent un taux de croissance démographique parmi les plus fort du pays. Nous avons ici affaire à des dynamiques sociales nouvelles et contrastées. L’Après-Guerre a été la période qui a vu se moderniser l’agriculture et se faisant, une mutation significative des pratiques agricoles. À la fin de la guerre, l’Europe, défigurée par les nombreux bombardements qui ont détruit ses villes et installations, doit se reconstruire, mais elle manque de moyens. Le Plan Marshall, ou « Programme de rétablissement européen » sera ainsi lancé 2 Selon Pécout (1994) les fondateurs de la République comprennent que pour éviter que le 4 septembre (proclamation de la république par Gambetta) ne soit pas juste un épisode parisien de plus, peu ressenti par le reste du territoire, il est nécessaire que la civilisation paysanne soit intégrée dans la moderne à l’échelle nationale et que s’enracine l’idée républicaine partout dans les campagnes.
  • 15. 10 par les américains. Ce plan va notamment contribuer à l’arrivée de matériel agricole moderne en provenance d’Amérique sur le territoire européen et français. On voit ainsi disparaître petit à petit les chevaux de trait pour les chevaux à vapeur, les tracteurs Massey Ferguson, John Deere, Fendt, Valtra .. Notons que pour financer cet effort de modernisation, les agriculteurs ont dû faire largement appel à des capitaux extérieurs et consacrer une part croissante de leurs revenus au paiement des frais financiers induits par ces emprunts (Colson, Blowski, 2016). Toutefois, parallèlement à la mécanisation, la production s’intensifie dès la fin des années 40. Suite à cette guerre, des problèmes d’approvisionnement de la population ainsi que de compétitivité internationale se posent, et l’agriculture doit subvenir aux besoins d’une société et se développe consécutivement. Des moyens sont mis à disposition des agriculteurs pour produire plus et à moindre coût (Bia, 2003). Cela se traduit par la création de l’INRA3 (Institut National de Recherche Agronomique) en 1946, afin de développer des connaissances agronomiques et de les transférer auprès du monde agricole, mais également par l’introduction de fertilisation, de produits de traitement des plantes et de produits vétérinaires afin d’accroître la production. Cette période voit aussi le commencement d’un fort mouvement de remembrement, financé par les pouvoirs publics et qui durera jusqu’aux années 80. En regroupant des parcelles de faibles superficies ou trop dispersées pour être facilement exploitables, mais également en supprimant les obstacles physiques (haie, fossé, chemin, bocage..), l’objectif du remembrement est de réduire le temps et le coût de production pour faciliter le travail des agriculteurs en limitant les déplacements et en adaptant les parcelles aux nouvelles techniques et engins agricoles modernes (tels que les moissonneuses-batteuses et gros tracteurs issus de la mécanisation) (Pauchard, Madeline, Marie, 2016). En 1962, la PAC (politique agricole commune), inspirée du traité de Rome, voit le jour au niveau européen. Trois principes guident sa création. 3 L’IRAE est devenu depuis le 1er janvier 2020, l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) suite à sa fusion avec l’IRSTEA (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture).
  • 16. 11 - La singularité de marché avec la libre circulation des biens agricoles, se traduisant par une absence de droits de douane entre les pays membres et permettant une confluence des prix agricoles et alimentaires, donc des salaires et des coûts de production dans l'industrie. - La préférence communautaire, se déclinant par un système de droits de douane communs imposé vis-à-vis des pays tiers, de manière à ce que les importations n'entrent pas à des prix inférieurs à un prix minimum garanti. - Enfin, le principe de solidarité financière, et il implique que la PAC soit financée par l’ensemble des pays membres, peu importe l’importance de leur agriculture (Bureau, Thoyer, 2014). Au fil de cette modernisation, les plus petites exploitations disparaissent quand d’autres exploitations s’agrandissent, mettant ainsi en compétition une profession autrefois animée par l’esprit de communauté. Or, si la dynamique d’isolement et de précarisation des agriculteurs est largement issue des concurrences internes (Allaire, 1988), les agriculteurs doivent faire face à une nouvelle problématique : jusqu’alors « maîtres » de leur territoire, ils doivent à présent rendre des comptes au reste de la société. 2.2 Une recomposition de l’espace rural Depuis les années 90, nous sommes passés à une représentation multifonctionnelle de l’espace rural, qui rend de plus en plus conflictuelle la question foncière. On peut constater que l’influence urbaine se développe avec la fonction résidentielle des espaces ruraux, repoussant toujours plus loin dans les périphéries rurales, les frontières urbaines (Sencebe et al., 2013). Ce repeuplement des communes rurales semble alimenter le grignotage des terres (zone d'aménagement concerté, création de lotissements). Les bords de champs se retrouvent peu à peu encerclés par la ville, tandis que les agriculteurs voient leur nombre diminuer dans les villages et au sein des conseils municipaux (Koebel, 2012), là où se décident, à partir des lois de décentralisation, les politiques locales d’urbanisme. Dans une interview sur la radio France Culture en 2019, François Purseigle nous explique la signification des décrets anti-pesticides. Pour lui, l'exigence environnementale participe à une reconfiguration, d'une certaine manière, des formes de gouvernance au sein des espaces ruraux.
  • 17. 12 Alors que pendant très longtemps les agriculteurs étaient majoritaires dans ces espaces où on leur confiait la gestion des communes, aujourd'hui ces communes ne leur sont plus forcément confiées, et ils ne sont plus forcément choisis comme maire. Les maires non agriculteurs ont bien compris que les agriculteurs étaient parfois en situation de minorité. Certains élus changent donc de pied. Ceux-là, nous dit l’auteur, ont pris conscience qu'il existait d'autres clientèles à conquérir et que, malgré tous les efforts qu'ils avaient pu entreprendre vis-à-vis de la population agricole, ils s’en départissent aisément. Ainsi, des projets aux vocations différentes se multiplient au sein de l’espace rural : « conserver » (au sens gestionnaire et écologique du terme), produire mais également urbaniser. Ces évolutions participent de l’élargissement des conceptions et des usages du foncier. La terre peut aujourd’hui être associée à des fonctions distinctes (nourrir la population, assurer un revenu aux petits agriculteurs, protéger la biodiversité, piéger le carbone, etc.) et est revendiquée par des acteurs divers agissant à des échelles locales ou internationales (ONG, associations écologistes, collectifs paysans). Ces associations et collectifs attribuent au foncier le statut de bien commun, voulant signifier ainsi une autre façon de s’approprier les terres. Ils appellent à une gestion démocratique et non marchande de celles-ci, au nom de liens de réciprocité et d’un intérêt supérieur qui sortirait du giron du monopole d’État et de l’échelle nationale (Sencebe et al., 2013). Pour résumer, ce passage de majorité à minorité démographique de la population agricole a aujourd’hui des conséquences sur leur représentation au sein de l’espace rural et politique. Alors qu’elle en représentait encore 75 % au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la surface agricole représente aujourd’hui la moitié du territoire français (Hervieu, 2002). Nous avons maintenant affaire à une nouvelle forme d’appropriation de cet espace, notamment comme espace de bien commun. Et aujourd’hui, cette cohabitation au sein du territoire rural ne va pas toujours de soi, comme le démontrent notamment l’adoption de la LOI n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises4 (luttant ainsi contre les procès entre néo-ruraux et agriculteurs) mais également les création/extensions de ZNT (Zones de Non Traitements, principalement situées entre les 4 https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000041502435/
  • 18. 13 champs et habitations), ou les réticences des habitants lors des partages d’opinion concernant les nouveaux projets agricoles de leur ville. Mais alors, comment cette conjonction du tournant environnemental et de la recomposition de l’espace rural peut-elle contribuer à vulnérabiliser les agriculteurs, c’est-à-dire à précariser leur travail et à fragiliser leurs relations sociales (Castel, 1991), à tel point que certains d’entre eux s’isolent ? Comment expliquer ce paradoxe que vivre et travailler sur un territoire plus densément peuplé5 puisse isoler ? Si la marginalisation des populations précaires en milieu urbain est caractérisée par un isolement relationnel, peut-on alors comparer leur cas à celui des agriculteurs exerçant leur métier dans des espaces rurbanisés ? (Nicourt, 2013) Nicole Mathieu (2007) nous apporte un concept pour mieux comprendre ces différentes formes de cohabitation : le mode d’habiter. Il s’agit de penser ensemble les rapports entre les lieux (les habitats de l’homme) avec leur matérialité physique, leurs valeurs sensibles d’une part, et les individus qui les habitent (les praticiens des lieux) d’autre part. À travers ce concept, l’auteur observe une dissociation lente et progressive qui s’est produite au niveau local dans les innombrables communes qui forment le tissu de la ruralité française, entre les agriculteurs de métier et les autres habitants des territoires ruraux. Autrement dit, elle constate un éloignement toujours plus grand des agriculteurs de leur conscience d’être des praticiens des lieux, et d’avoir à reconstruire un lien social local avec d’autres qu’eux. Pour autant, il ne s’agit pas seulement de différences culturelles entre agriculteurs et habitants du territoire rural. Si la rurbanisation transforme le sens de l’espace rural, elle affecte aussi celui du travail des agriculteurs. Nous pouvons remarquer qu’avec les évolutions des représentations de ce territoire, il existe aujourd’hui un réel questionnement quant à la relation de l’homme à la nature. Ainsi, les agriculteurs qui à l’après-guerre trouvaient à travers la société et l’état français une reconnaissance de leur travail, se sont trouvés face à un changement de paradigme : 5 Le repeuplement des espaces à dominante rurale a augmenté de près de 1 % par an entre 1975 et 1982 (soit trois fois plus vite que la population urbaine), puis de 0,7 % entre 1982 et 1990, et enfin de 0,5 % entre 1990 et 1999. De 2000 à 2005, nous somme passé à un rythme de +0,5% à 0,7% par an. Consulté à l’adresse : https://www.senat.fr/rap/r07-468/r07-4682.html
  • 19. 14 la terre devenue un bien commun, les pratiques agricoles visant la productivité, et encouragées jusqu’alors, deviennent controversées. Mais alors, les controverses que vivent aujourd’hui les agriculteurs peuvent-elles être sources de tension, voire générer des tabous ? Comment réagissent les agriculteurs quand parfois le sens même de leur métier est remis en question ? 3) CONTROVERSES LIEES AUX PRATIQUES AGRICOLES Pour parler des tensions qui traversent les pratiques agricoles, il est nécessaire de situer à nouveau le contexte. Dans cette optique, le premier point s’attache à comprendre le processus de modernisation en agriculture. J’aborderai ensuite la façon dont le développement durable a remis en question les pratiques issues de la modernisation agricole. Enfin, seront abordées les conséquences de cette remise en question : les controverses concernant l’usage de pesticides et l’élevage. Nous verrons que ces dernières ne sont pas sans impact sur le rapport des agriculteurs à leur métier. 3.1 Entre modernisation et modernité Hervieu nous dit à ce propos que le processus d’urbanisation de la France, a contrario d’autres grands pays européens, a été extrêmement rapide. En 1860, 80 % de la population française vivait et travaillait en milieu rural. La proportion s’étant complètement inversée en l’espace d’un siècle, le monde agricole s’est retrouvé peu à peu seul dépositaire de la relation qui unit l’homme à la nature. Et puis un jour, l’opinion publique (la société) s’est réveillée. Elle s’est rendu compte que le monde agricole était dans un rapport de modernité, c’est-à-dire d’extériorité avec la nature (Hervieu, 2002). Pour mieux comprendre ce phénomène, reprenons justement ce qui définit cette modernité en agriculture. La modernité, ou la modernisation, c’est l’adoption de pratiques productives résultant directement des développements scientifiques et technologiques, autrement dit les
  • 20. 15 produits de processus de recherche et développement similaires à ceux des autres secteurs productifs (Petit, 2011). Ainsi, cette modernisation agricole voit le jour durant l’après-guerre suite à la volonté politique de faire de la France la première puissance agricole mondiale. Cela se traduit par la mécanisation de l’agriculture (avec l’arrivée massive des tracteurs dans la campagne, notamment grâce au Plan Marshall), par la création de l’INRA afin de développer des connaissances agronomiques et de les transférer auprès du monde agricole, et enfin par l’introduction de nouveaux intrants tels que les engrais et les pesticides, de nouvelles semences... Si au début la modernisation avait pour but de garantir la sécurité alimentaire du pays, peut-on dire qu’au fil des années elle a laissé place au phénomène de mondialisation ? Selon Nicole Mathieu (op. cit.), confrontée aux injonctions contradictoires de la mondialisation et des directives européennes, la conscience ou la capacité des agriculteurs d’habiter – au sens donné précédemment – un territoire, se réduit. En effet, ce qu’ils produisent est mentalement et réellement dématérialisé : leurs relations avec leur fonction nourricière comme avec les milieux naturels et vivants qui les supportent se distendent. Pour Hervieu, on peut surtout noter une évolution du rapport au vivant. Pour lui : « Ce processus d’amélioration des plantes a instauré et diffusé dans le corps social une culture scientifique marquée par une sorte de distanciation, d’éloignement et même de rupture vis-à- vis de la nature ; ceci afin de la connaître, la transformer et l’utiliser. Il s’agit là d’un processus banal, inhérent à toute démarche scientifique. La particularité de l’amélioration des plantes est que ce phénomène s’est heurté à une vision de la nature héritée des sociétés paysannes. » (Hervieu, 2010, p.65) (les sociétés paysannes sélectionnant et multipliant leurs semences par des méthodes non transgressives de la cellule végétale). Bricas, Lamine et Casabianca (2013) nous disent, eux, que les systèmes de production agricole et d’alimentation ont une caractéristique en commun : leur dimension organique. À la différence des machines régulées par leurs concepteurs, les sols, les plantes, les animaux sont vivants et ne peuvent être totalement contrôlés ou asservis ; de même, le corps humain impose ses contraintes de fonctionnement et de dysfonctionnement. Selon eux, cette dimension organique
  • 21. 16 et les formes de régulation qui en découlent ont sans doute été minimisées ou négligées dans certains modèles d’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation. Ils reprennent Harmut Rosa (2010) concernant son interprétation de la modernité et constatent qu’à la différence d’autres secteurs de la société qui subissent « une accélération, une désynchronisation entre les rythmes de changements des techniques et ceux de leur régulation sociale et politique, ainsi qu’une déprise des individus sur la société. » 6 , l’agriculture (commandée par les saisons), ainsi que les repas (environ 90% des français continuent de manger entre midi et deux heures, malgré des vies toujours plus trépidantes), sont des domaines avec un rythme qui semble immuable. Les auteurs se demandent d’ailleurs si ces deux activités, cultiver et manger, constituent un moyen de régulation face à cette modernité. Caron et Schmitt (2010), notent qu’au cours des dernières décennies, l'accent a été mis sur les productions matérielles alimentaires, dans un contexte de croissance démographique et marqué par l'augmentation des besoins de centres urbains distants des zones de production. Aujourd’hui, cette distance s’est considérablement réduite, d’un côté par le repeuplement des zones rurales et de l’autre, via l’émergence des médias et réseaux sociaux. Ainsi, cette nouvelle visibilité des procédés agricoles, a-t-elle contribué au « réveil » de la population (dont parlait Hervieu) ? Qu’est ce qui caractérise cette crise des controverses ? Selon Christian Nicourt (2013), l’interpellation du modèle de production intensive dominant marque la fin du contrat passé dans les années 60 entre la société française et son agriculture. En effet, aujourd’hui, de nombreuses études amenant de nouvelles connaissances scientifiques et environnementales, remettent en question la logique de sécurité alimentaire et pointent la nécessité absolue d’un développement durable. Mais alors, qu’est-ce que le développement durable ? Et quel est son enjeu sur les pratiques agricoles et sur les missions attribuées aux agriculteurs ? 3.2 Émergence du développement durable 6 Voir Rosa, H., 2010. Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
  • 22. 17 Nous devons la genèse du concept de développement durable au rapport Brundtland (sous le titre Notre avenir à tous), publié en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement. Mme Gro Harlem Brundtland, Première Ministre norvégienne à l’époque, définit le développement durable comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». En 1992, le Sommet de la Terre à Rio, tenu sous l'égide des Nations unies, officialise la notion de développement durable et celle des trois piliers (économie/écologie/social) : un développement économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement soutenable. Nombreux sont les scientifiques qui, au travers d’études, tendent à démontrer que notre système actuel (croissance économique, production industrielle intensive, mondialisation) nous pousse à court et à long terme vers un futur non souhaitable. La particularité de cette situation est la mise en évidence du système agro-alimentaire dominant au premier plan de cette crise. Marcel Jollivet nous dit à ce propos : « si ce n’est pas à partir de l’agriculture et les campagnes que les préoccupations environnementales ont pris corps (c’est l’industrie et ses « pollutions » qui ont été les premières en cause), l’agriculture, les ressources naturelles renouvelables (l’eau en particulier, mais aussi les sols, les forêts, etc.), la qualité des produits agricoles et de l’espace rural n’ont pas tardé à entrer dans la danse, voire même à occuper une place de choix dans le dossier de l’environnement. » (Jollivet, 1997, 118) L’analyse de l’écologue Paolo Servigne (2013) révèle que le modèle agro-alimentaire dominant a un impact sur les autres systèmes : environnementaux (pollution), sur les systèmes humains (santé), sur les ressource naturelles (nécessite l’extraction d’énergies fossiles telles le pétrole) et sur les écosystèmes. Ce dernier nous parle d’un effet domino : le climat (avec le réchauffement climatique), a un impact sur la santé humaine, sur l’économie et sur les écosystèmes. Puis, la dégradation des écosystèmes impacte à son tour le réchauffement climatique et donc la santé humaine. À l’échelle mondiale, l’agriculture est pointée comme l’un des secteurs qui contribuent le plus à l’érosion de la biodiversité et aux émissions de gaz à effet de serre, du fait de ses impacts sur
  • 23. 18 la déforestation, de l’usage croissant d’engrais et pesticides ou du développement de l’élevage. Nous voyons également disparaître des populations d’oiseaux jusqu’alors considérées comme « communs » des zones agricoles. Les dégradations environnementales ont en effet atteint un point où elles ont désormais un impact économique perceptible. Les coûts des pollutions azotées par exemple, seraient plus ou moins comparable à la valeur économique du supplément de production agricole permis par les engrais azotés. (Bureau, Fontagné, Jean (2015) L’agriculture est, à l’heure actuelle, très critiquée tant par les ONG environnementales que par le grand public, inquiets des dangers possibles qui pèsent sur leur santé. C’est ainsi qu’apparaissent dans certains discours de protestations des citoyens, les phrases telles que « Agriculteurs pollueurs », « Pollueurs payeurs ».. En conséquence, nous assistons ici à deux grandes controverses liées à l’agriculture. La première concerne les produits phytosanitaires et la seconde concerne l’élevage. Nous le verrons, celles-ci ne sont pas sans impact sur les agriculteurs. 3.3 Controverse des pesticides Comme je le mentionnais plus tôt en parlant de l’extension des zones de non-traitement, les citoyens se méfient des produits phytosanitaires utilisés par les agriculteurs français. Et si le magazine britannique The Economist primait en 2018, pour la 3ème année consécutive, l’agriculture française comme le modèle le plus durable (parmi 67 pays, représentant, à eux seuls, plus de 80% de la population et 90% du PIB mondial), elle n’était toutefois pas la meilleure dans tous les domaines. Les critères de ce classement sont le gaspillage de l’eau et de la nourriture, la gestion des problématiques nutritionnelles et la durabilité des méthodes agricoles, or pour cette dernière catégorie, la France chutait alors à la 21ème place. Si l’on se concentre sur le débat lié aux produits phytosanitaires, outre les bénéfices économiques et gains de temps qu’ils génèrent, on peut se demander pourquoi l’utilisation de ceux-ci persiste malgré le doute qui les entoure. Prenons le cas d’école du glyphosate, une molécule utilisée dans des herbicides commercialisés depuis 1974 par la société Monsanto, puis par d’autres marques depuis que son brevet est passé dans le domaine public. C'est actuellement le pesticide le plus vendu au monde, avec plus de 800 000 tonnes répandues chaque année mais également le moins cher du marché (12 euros par
  • 24. 19 hectare de traitement alors que d’autres herbicides plus sélectifs sont à 60 euros par hectare.) Si diverses études scientifiques, indépendantes ou non et à niveau international, se contredisent au sujet de ses effets sur la santé, il n’en reste pas moins un des produits phytosanitaires le plus efficace sur le marché. Rien qu’en France, 8 800 tonnes de glyphosate ont été vendues en 2017, soit un tiers des 27 000 tonnes d’herbicides écoulés dans le pays. (Taurine, 2019) Plusieurs affaires ont pourtant contribué à médiatiser ce produit : en 2016, Dewayne Johnson un jardinier américain atteint d’un cancer attaque Monsanto en justice. Selon lui, c’est le désherbant “Roundup” (contenant du glyphosate) commercialisé par la marque, qui est à l’origine de son cancer. En France, Monsanto est également poursuivi dans deux affaires : l’intoxication du céréalier Paul François en 2004, après avoir inhalé des vapeurs du produit commercialisé par Monsanto et un couple qui, en 2018, accuse le glyphosate d’avoir provoqué la malformation de leur fils. Le glyphosate étant classé “cancérigène probable" en 2015 par l’OMS, par principe de précaution, la France tente d’interdire complètement son usage via la loi (dans les espaces publics depuis janvier 2017, chez les particuliers depuis janvier 2019 et complètement d’ici 2021). Seulement, face à l’impossibilité de s’en passer pour les agriculteurs (car il n’existe pas d’autre alternative, exceptée le désherbage manuel ou mécanique, mais qui aurait un coût bien trop important), le président Emmanuel Macron voit revenir son objectif à la baisse : « Je sais qu’il y en a qui voudraient qu’on interdise tout du jour au lendemain. Je vous le dis, ce n’est pas faisable et ça tuerait notre agriculture. Et même en trois ans on ne fera pas 100 %, on n’y arrivera, je ne pense pas (…) Il a été montré qu’il y avait des doutes. Il n’y a aucun rapport, indépendant ou pas indépendant, qui a montré que c’était mortel »,7 déclare-t-il le 24 janvier, lors d’un débat citoyen. Dedieu et Jouzel (2013) nous proposent une autre explication sur la question de l’autorisation de mise en vente de certains pesticides, alors même que des données épidémiologiques attestent la sur-incidence de pathologies chroniques – maladies neurodégénératives, hémopathies malignes, cancers – parmi les populations humaines les plus exposées à ceux-ci, et en particulier 7 Barroux, R. (2019). Emmanuel Macron renonce à sa promesse d’interdire le glyphosate en 2021. Journal Le monde, n° du 25/01/19.
  • 25. 20 les agriculteurs. Ils notent en premier lieu qu’un temps de latence important, pouvant atteindre des décennies, peut séparer le moment de l’exposition de la survenue des premiers symptômes. De plus, lorsque les maladies apparaissent, encore faut-il pouvoir prouver leur lien avec l’exposition du travailleur (ces maladies sont rarement spécifiques et peuvent avoir d’autres causes telles que l’hérédité, les habitudes de vie, un malheureux hasard…). Les auteurs démontrent ensuite qu’il y a autour des pesticides une situation d’ignorance socialement construite. Ils citent Thebaud-Mony (2006) qui a mis en avant la façon dont l’invisibilité des cancers professionnels chez les ouvriers est, elle aussi, socialement construite dans le cadre des rapports entre santé, science et société. Pour l’auteur, ce mécanisme œuvre notamment avec la représentation savante de la maladie (décrédibilisant la parole des travailleurs), les connaissances et la compréhension du rôle du travail dans les cancers limitées de l’approche épidémiologique classique, mais aussi l’influence des lobbys industriels dans le champ scientifique. Trois types d’intervention des industriels dans le champ scientifique et qui exercent un rôle majeur dans l’occultation des relations entre cancer et risques professionnels sont mis en lumière : le premier est leur force d’influence sur les chercheurs avec lesquels ils établissent des contrats de recherche (la clé de l’accès aux contrats de recherche étant le pouvoir et l’argent) ; notons ensuite le rôle d’acteurs « influents » des industriels, leur ayant permis de modifier les critères scientifiques de classement des cancérogènes dans le cadre du processus d’expertise ; enfin, nous avons le discours sur la fin du travail et sa déréalisation, qui a pour conséquence de masquer le phénomène d’intensification du travail mais aussi la persistance du travail manuel exposant à des risques cancérogènes. Dedieu et Jouzel notent que les critères d’homologation des pesticides, effectués depuis 2005 par l’ANSES8 en France, utilisent des modèles de mesure de dangerosité qui rendent imparfaitement compte des interactions entre ces substances et le corps des agriculteurs. La consigne voudrait par exemple qu’on les utilise avec des protections, gants, masques etc. mais c’est rarement le cas. De plus, ces données ne couvrant pas, loin s’en faut, toutes les situations d’exposition, elles sont extrapolées pour l’ensemble des cultures concernées par le produit soumis à autorisation. Enfin, les auteurs constatent une instrumentation du réseau de toxicovigilance : les intoxications professionnelles résultent a priori du dépassement ponctuel de la dose acceptable d’exposition, généralement attribuable à des erreurs de l’utilisateur, à de 8 Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l'Alimentation, de l'Environnement et du Travail
  • 26. 21 mauvaises pratiques qui s’éloignent des préconisations inscrites sur l’étiquette et dont il a connaissance : absence de port des EPI recommandés, mauvaise hygiène, traitement par vent trop fort, utilisation de quantités trop importantes, etc. Ainsi, par crainte de recevoir une sanction symbolique, sous la forme d’un blâme, de la part des agents de la MSA, les agriculteurs sont peu enclins à se signaler comme victimes auprès des autorités compétentes. On peut alors se demander si tout n’est pas mis en œuvre pour éviter une remise en question de l’usage de ces produits, voire une remise en question du système ? Système qui génère une grande économie (en 2018, l’industrie de l’agrochimie Bayer, pour ne citer qu’elle engendre 10 412 milliards d’euro de chiffre d’affaire9 ) mais aussi qui facilite la vie de nombreux agriculteurs. Existerait-il alors autour de la question des pesticides un tabou ? (J’y reviendrai dans la partie 6 portant sur la santé des agriculteurs) Passons maintenant à l’autre grande controverse en agriculture, celle concernant l’élevage. 3.4 Controverse de l’élevage Dans la revue Pour de mars 2016, on peut lire que ces dernières décennies l’élevage a traversé de nombreuses crises : sanitaires ou économiques, affectant tour à tour les différentes filières. Plus récentes, et sans doute plus graves, sont les contestations de fond qui s’attaquent aujourd’hui, frontalement et globalement, à l’ensemble des activités d’élevage. Portées par des courants très minoritaires (antispécistes, végans mais également écologistes), ces remises en cause trouvent de nombreux et puissants relais dans la sphère médiatique, ébranlant sérieusement l’image positive que donnait jusqu’alors l’élevage. En effet, l’élevage, dans sa forme intensive principalement (qui vise à accroître le rendement en augmentant la densité d’animaux dans l’exploitation, au détriment de leur environnement naturel) mais également l’élevage en général pour certains, est pointé du doigt par une partie de la population. Plusieurs critiques lui sont adressées, notamment son impact sur l’environnement : selon un rapport de 2016 de la FAO (Organisation des Nations Unies pour 9 Consulté à l’adresse : https://fr.statista.com/infographie/17992/chiffre-affaires-et-part-de-marche-entreprises- agrochimiques-phytosanitaires/
  • 27. 22 l’Alimentation et l’Agriculture), 14,5% des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique proviennent des filières de l’élevage (70% des émissions de méthane et 40% des GES sont issues de chaînes d’approvisionnement de l’élevage), ce qui fait de l’élevage un des principaux facteurs du réchauffement climatique. La seconde critique à l’égard de l’élevage concerne les conditions dans lesquelles vivent les animaux, considérées comme sources de souffrance. Aujourd’hui, l’animal semble acquérir un nouveau statut auprès des hommes. Loin d’être simplement un outil source de profit, il est considéré comme un être doué d’empathie. Ainsi, on peut trouver des chevaux dans les centres accueillant des personnes autistes, des chats et chiens dans les Ehpad10, etc. Les animaux sont ici mobilisés comme supports affectifs, outils de médiation et d’accompagnement. Le développement de ces formes de soin éclaire les évolutions récentes des rapports entre humains et animaux dans les sociétés occidentales (Michalon, 2014). Ainsi, au niveau de l’élevage, ce qui était acceptable autrefois ne l’est plus forcément aujourd’hui. Cette demande sociale (Bourdon, 2003) concernant le bien-être animal s’est traduite en plusieurs réglementations françaises comme au niveau de l’Union Européenne. Si l’on se réfère au bien-être animal, l’OIE (Organisation Mondiale de la Santé Animale), le définit de cette façon : « On entend par bien-être la manière dont un animal évolue dans les conditions qui l’entourent. Le bien-être d’un animal (évalué selon des bases scientifiques) est considéré comme satisfaisant si les critères suivants sont réunis : bon état de santé, confort suffisant, bon état nutritionnel, sécurité, possibilité d’expression du comportement naturel, absence de souffrances telles que douleur, peur ou détresse. Le bien-être animal requiert les éléments suivants : prévention et traitement des maladies, protection appropriée, soins, alimentation adaptée, manipulations réalisées sans cruauté, abattage ou mise à mort effectués dans des conditions décentes. »11 Ainsi, il existe depuis déjà plusieurs années des normes et réglementations afin d’assurer le bien-être animal au sein de l’élevage (exemple : surface minimum pour les poules, veaux, porcs, 10 Établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes 11 Définition du bienêtre animal selon L’OIE, consulté à l’adresse : https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/documents/pdf/Protection-animale-poulets-de-chair-2.pdf
  • 28. 23 canards... ; utilisation d'attaches pour les truies et cochettes interdites et lorsque celles-ci sont élevées en groupe, accès à des matériaux permettant les activités de fouille et de recherches, telles que la paille, le foin (cela faisant partie de leur instinct) ; etc.). On observe d’ailleurs aujourd’hui davantage d’initiatives telles que « l’étiquette bien-être animal » par l’ONG AEBEA (Association Étiquette Bien-Être Animal) ou encore des formations sur les protocoles de transfert (comment ne pas blesser l’animal en le manipulant). Ces nouveaux référentiels de bonnes pratiques sont cependant appliqués par une minorité d’exploitations. L’élevage dans sa forme dominante ne permet pas toujours d’appliquer l’ensemble des mesures qui garantissent le bien-être animal. Les mises aux normes, par exemple, demandent un investissement financier conséquent, que l’éleveur n’est pas toujours capable de fournir (nous y reviendrons dans la partie suivante sur les normes et réglementations). Cela ne veut pas dire que l’agriculteur n’en voit pas l’intérêt, au contraire. Selon Porcher (2002), l’éleveur construit des représentations de soi en tant qu’être humain et en tant qu’éleveur, en accord avec ses représentations de l’animal et en fonction du système de production. Ainsi, sa position vis-à- vis de ses animaux renvoie davantage au sentiment d’avoir des responsabilités et des devoirs envers les animaux qu’à de la domination et du pouvoir qu’il exercerait sur eux. La déontologie du métier repose alors sur l’engagement des éleveurs envers leurs animaux et sur la perception d’une relation d’échange, une relation qui est empreinte d’affectivité. On peut ainsi comprendre que pour un agriculteur, être accusé de maltraiter ses animaux peut être d’une grande violence, d’autant plus lorsqu'on sait que ces accusations remettent en cause l’une des valeurs fondamentales du métier, l’amour de la nature. Ainsi, « les critiques adressées à l’éleveur sont une part des contraintes inhérentes à son travail. (...) elle est source de souffrance en ce qu’il est dénigré à la fois pour ce qu’il fait et pour ce qu’il est » (Bonnaud et Nicourt 2006, p.56). De plus, certains partisans animalistes n’hésitent pas à aller plus loin et à publier dans les médias des images et vidéos non autorisées en provenance d’élevages. Ainsi décontextualisés, ces contenus participent à construire l’élevage comme nouvel intolérable moral (Mouret 2016) et provoquent l’indignation publique, creusant toujours plus le fossé entre les agriculteurs et les citoyens consommateurs. C’est pourquoi certains agriculteurs inquiets de ces intrusions (tant au niveau sanitaire qu’au niveau sécuritaire), tentent de se protéger et installent des cadenas et
  • 29. 24 caméras autour de leurs exploitations, générant ainsi la suspicion, ou le sentiment qu’il y a quelque chose à cacher. On peut alors se demander si cette problématique autour de l’élevage contribue à l’isolement des éleveurs et si elle n’est pas à l’origine d’un certain malaise chez eux ? Comme le note Rémi Mer, consultant chargé des questions agricoles lors de l’édition 2020 du salon de l’agriculture, « La société, devenue urbaine, est déconnectée des réalités agricoles aussi parce que ces dernières se sont complexifiées. On est loin de l’image de la petite ferme du coin. Peu de consommateurs sont capables de se représenter un élevage et ce que cela implique en termes de travail. (…) Les agriculteurs sont au cœur de problématiques dont on mesure rarement les enjeux. » Comme le note l’auteur, si la représentation du métier d’agriculteur se définit au-delà de processus intra-individuel ou intra-groupe et s’active au sein d’un rapport de force entre les agriculteurs et la société (Michel-Guillou, 2010), que se passe-il lorsque les exigences de la société ne coïncident plus avec celles du métier ? Cette nouvelle commande sociale et environnementale pourrait-elle être à l’origine d’un malaise chez les agriculteurs, dans la mesure où ce sont justement ces pratiques (usage de pesticides, spécialisation…) qui ont permis une augmentation de leur niveau de vie ? De même, cette commande est-elle reçue de la même façon par toutes les factions de l’agriculture (gros céréaliers ou petits éleveurs) ? Certaines controverses, car elles remettent en cause un système sur lequel est bâtie l’économie, ne seraient-elles pas malvenues au sein de la profession ? Voyons justement à présent comment fonctionne ce système et quels en sont les enjeux. 4) TRAVAIL, ENTRE NORMES ET CONTRAINTES L’agriculture est soumise à de nombreux enjeux, normes et contraintes qui complexifient le métier et qui peuvent contribuer à un certain malaise de la profession. Le métier a changé très rapidement au cours de ces 50 dernières années, tant au niveau des pratiques que structurellement. Le métier d’agriculteur est sans doute l'un des plus vieux métiers du monde (cultiver la terre ou élever des animaux sont de fait des activités humaines
  • 30. 25 ancestrales), mais l’agriculteur d'aujourd'hui est aussi et avant tout un « chef d'entreprise » et doit être doté d'une grande polyvalence. Le métier est aujourd’hui vécu à travers différentes dimensions (compétitivité, économie, respect de l’environnement), qui peuvent être, chez l’agriculteur, génératrices de tensions car contradictoires. Ces dimensions engendrent d’autant plus de tensions qu’elles leur laissent peu de marge de manœuvre, voire pourraient entacher les valeurs liées à l’autonomie dans le métier. C’est l’objet de ce point. 4.1 Un endettement croissant Agriculture et crise économique semblent aller de pair depuis maintenant de nombreuses années. Si l’on s’intéresse à la structure financière des exploitations agricoles, on constate qu’elle se rapproche de celles des petites et moyennes entreprises (TPE – PME). Souvent familiales, elles ont à leur tête un chef d’exploitation, un entrepreneur qui concentre les décisions stratégiques et opérationnelles (Barry et al. 2000). Toutefois, en plus d’être exposées aux risques de variations économiques (prix de vente et coûts des facteurs de production), elles présentent un risque supplémentaire lié à la spécificité de leur production, animale ou végétale, qui dépendent de facteurs externes, biologiques et climatiques, ce qui contribue à leur fragilité économique. Nous savons que jamais le revenu des agriculteurs n'a été aussi bas en France (selon les données de l’INSEE, en 2017, 19% des agriculteurs déclarent un revenu nul ou déficitaire). De plus, en laissant de côté les petites structures qui n’ont pas pu se moderniser ou suivre les mises aux normes souvent nombreuses et coûteuses, l’agriculture française a vu en même temps l’augmentation d’exploitations fragilisées par un surendettement. (Mann, 1991). Ainsi, parallèlement à la disparition des petites structures et l’accroissement des grandes, les emprunts effectués par les jeunes agriculteurs lors de leur installation deviennent de plus en plus importants. Comme nous l’avons vu précédemment, la modernisation a induit l’investissement des agriculteurs dans les capitaux financiers extérieurs afin de financer du matériel agricole coûteux et ils consacrent ainsi une part croissante de leurs revenus au paiement des frais financiers induits par ces emprunts (Colson, Blowski, 2016). Ainsi, l’endettement est inhérent à l’installation en agriculture, surtout dans un système intensif et, en moyenne, un exploitant âgé de moins de 40 ans est endetté à hauteur de 278 300 €. (Agreste, 2020).
  • 31. 26 D’ailleurs, Guillaume Didier, ancien Ministre de l’agriculture, affirmait que « sans l’aide à l’installation des jeunes de l’État, ce serait la fin du renouvellement des générations. »12 Notons également à propos de la DJA13 , que seuls les candidats en mesure de dégager de leur outil de production un revenu suffisant peuvent prétendre aux aides et donc au statut de « jeunes agriculteurs ». Cette condition modifie la représentation qu’ils se font d’eux même et des autres et donc la perception qu’ils ont de leur position sociale. Un jeune qui perçoit la DJA est de fait, considéré comme « capable » d’être agriculteur. Ainsi, ces aides économiques à l’installation agissent en grande partie symboliquement sur le moral des agriculteurs, davantage que sur la gestion de leur entreprise (Champagne, 2002). Par ailleurs, les jeunes bénéficiant de ces aides doivent s’engager à exercer pendant 10 ans la profession d’agriculteur à titre principal en qualité de chef d’exploitation et percevoir un revenu global professionnel, sur une moyenne sur cinq ans, qui doit être situé entre un et trois SMIC. Ainsi, ceux qui n’atteignent pas ce revenu doivent rembourser cette aide. Cela peut donc les mettre face à une double peine : les exploitations sont en difficulté et rembourser l'aide perçue les met encore plus en difficulté. Cela me questionne : les aides telles que la DJA (qui devient nécessaire à l’installation suivant l’augmentation du coût des outils de production) semblent indispensables, tout en étant génératrices de tensions (à travers le devoir d’être rentable par exemple). Cette situation peut- elle conduire à des non-dits chez les agriculteurs ? Dans la mesure où l'exploitant agricole est aujourd’hui considéré comme un « gestionnaire », les difficultés financières pourraient-elles être tabou, venant remettre en cause ce statut et ces compétences ? De plus, l’agriculture en France est une branche d’activité qui, comme toute production, fait partie d’un marché. Depuis les années 60, ce marché s’est développé en Europe (avec la PAC) puis à l’international. Cependant, à la différence des autres secteurs d’activité (comme l’automobile), le marché agricole répond à une réglementation et des normes, car il touche à l’alimentation, à la santé, et à l’environnement. C’est dans ce cadre qu’il existe une réglementation européenne dédiée précisément au secteur agricole. Celle-ci contrôle les produits issus de l’importation (traçage et étiquetage des produits) ; l’usage de certains 12 Compte-rendu du Sénat (novembre 2019) concernant le projet de loi et finance de 2020 13 DJA : Dotations Jeunes Agriculteur
  • 32. 27 antibiotiques dans les élevages (et l’utilisation prophylactique de ceux-ci depuis 201814 ) ; l’usage de certains produits phytopharmaceutiques ; etc. De plus, la PAC fournit des soutiens (aides financières) aux exploitations de ses États membres en fonction de certains critères (diversification des cultures, surface d’intérêt écologique, prairies permanentes…) Revue tous les 7 ans, elle tente aujourd’hui d’orienter l’agriculture européenne vers des pratiques davantage respectueuses de l’environnement. Ainsi, selon le site d’information juridique américain Trade and Manufacturing Monitor15 , plus d’un quart des pesticides employés aux États-Unis sont interdits en Europe. Parmi eux : trois néonicotinoïdes (dit « tueurs d’abeilles »), l’atrazine, bannie depuis 2003, ou encore le neurotoxique chlorpyrifos, qui l’est depuis début 2020. Quant au Brésil, premier exportateur de produits alimentaires en Europe, 149 des 504 pesticides qui y sont autorisés sont prohibés dans l’UE. On voit ainsi que ces normes et réglementations dépendent de chaque pays et ne sont pas identiques sur tous les territoires, même voisins. C’est d’ailleurs le cas pour la France, qui possède sa propre réglementation et interdit par exemple la culture d’OGM (Organisme Génétiquement Modifié) à des fins commerciales, mais également certains pesticides. Dans un contexte de précautions sanitaires et de développement durable, cette évolution de la réglementation française est vertueuse. Toutefois, si l’on s’intéresse au fonctionnement de l’agriculture, qui est inscrite dans un marché international, on peut comprendre que chaque nouvelle réglementation aura des conséquences au niveau de l’agriculteur. La nécessité d’adaptation permanente vis-à-vis de contraintes toujours plus nombreuses est-elle sans limite ? Ce qui nous amène au point suivant. 4.2 Politique agricole et paradoxe économique C’est ici l’ensemble des manifestations depuis l’année 2019 (montée des tracteurs en provenance de toute la France vers la capitale) qui illustrent la colère des agriculteurs face aux décisions de l’État en matière d’agriculture. L’interdiction du glyphosate avait déjà suscité 14 Médicaments vétérinaires : lutter contre la résistance aux antimicrobiens | Actualité | Parlement européen. (2019, août 7) 15 Van der Meer L. Berner-Eyde S. Green J. (2019) Transatlantic Trade Sensitivities Come to the Fore with Regulatory Divergence on Pesticides.
  • 33. 28 l’inquiétude car, sans solutions alternatives viables (il n’existe pas d’autre produit naturel pour le remplacer et le désherbage manuel qui nécessite l’embauche de main d’œuvre aurait un coût très lourd, tout comme le désherbage mécanique), cela aurait mis en péril l’économie des exploitations qui, pour une partie rencontrent d’ores et déjà des difficultés financières. L’extension des ZNT a elle aussi été source de contestations pour les agriculteurs qui se voient de plus en plus contraints et stigmatisés dans leurs pratiques. Cependant, l’une des raisons principales qui vient s’ajouter à la colère des agriculteurs est l’annonce du traité de libre-échange entre l’Union Européenne et le Canada, le CETA. Par cet accord, les droits de douanes sont supprimés sur 98% des produits échangés entre les deux zones. La controverse étant que les produits venant de ces deux zones ne sont pas soumis aux mêmes réglementations (européenne et française), notamment au niveau agricole. Notons par exemple que les bœufs canadiens sont élevés aux hormones, ce qui est interdit en Europe. Ces considérations ont d’ailleurs impulsé la création en 2018 d’un rapport spécifique sur l’impact du CETA sur les filières agricoles sensibles16. Ce rapport sera commenté par le ministre de l’agriculture, pour qui « Il est essentiel de prendre en compte le fait que les politiques agricoles françaises et européennes répondent à des enjeux économiques, des enjeux de développement des territoires ruraux et d'accompagnement de la transition agro-écologique de l’agriculture européenne, avec les coûts que cela suppose. Cela impose de les intégrer dans la réflexion et d’assurer une égalité des conditions de concurrence avec les autres pays avec lesquels nous commerçons »17. Nous l’aurons compris, les agriculteurs subissent une triple contrainte : fournir des produits de qualité, et respecter l’environnement tout en étant compétitif sur le marché. On peut ainsi comprendre que se mêle chez eux un sentiment de désarroi et d’incompréhension face aux injonctions, toujours plus nombreuses, qu’ils sont obligés de respecter pour survivre. Mais aussi désarroi face à l’image que l’on véhicule d’eux dans la presse et sur les réseaux sociaux, tantôt productivistes, tantôt pollueurs, tantôt chasseurs de primes. Ce dernier point étant particulièrement mal vécu par les agriculteurs, qui ont le sentiment d’être perçus comme des « assistés », leur revenu reposant en grande partie sur les aides de la PAC (Forget et al., 2019.) On peut se demander si, dans la mesure où l'identité 16 Suivi des effets du CETA sur les filières agricoles sensibles. (2018, décembre 1). Consulté à l’adresse https://agriculture.gouv.fr/suivi-des-effets-du-ceta-sur-les-filieres-agricoles-sensibles 17 ibid
  • 34. 29 professionnelle passe par la reconnaissance d’autrui, cela ne contribue-il pas à un malaise dans la profession ? Par ailleurs, cela pourrait-il générer des tensions entre les agriculteurs ? (Les aides étant attribuées à la surface, ce sont de ce fait les exploitants ayant le plus de foncier qui en sont les plus gros bénéficiaires.) Seulement, face au système agricole dominant auquel ils appartiennent, notons qu’il existe d’ores et déjà d’autres modèles agricoles alternatifs : exploitations biologiques, certaines coopératives agricoles, AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne), etc. Alors si l’intérêt économique et écologique de ces systèmes est établi, pourquoi leur diffusion n’est-elle pas plus large ? L’un des facteurs à prendre en compte est que l’amélioration économique et environnementale se fait au détriment d’autres performances, sociales notamment (temps de travail, complexité des tâches etc.) Les exemples où l’agroécologie donne des résultats hautement productifs tout en économisant les intrants chimiques ont pour la plupart du temps interverti ces intrants avec du travail conséquent. Or, les rapports de prix en France permettent difficilement ce type de substitution. En effet, le coût de la main-d'œuvre en France est l’un des plus importants d’Europe. En 2017, selon le site Eurostat, il était à 36€/heure contre 27,3 en Italie, 20,8 en Espagne et 4,9 en Bulgarie.18 Si les agriculteurs souhaitent bannir les intrants chimiques, le coût de production augmentera significativement. Cependant, aucune mesure n’est mise en place pour compenser cette hausse des coûts, qui serait donc à la charge des agriculteurs. Si l’État a pu mettre en place quelques mesures afin de favoriser ce type d’agriculture, la transition reste une manœuvre financière risquée pour les agriculteurs qui n’ont pas toujours de filet de sécurité. Prenons l’exemple du Plan Ambition Bio 2022 lancé en juin 2018, dont l’un des objectifs était la conversion de 15% de la surface agricole française en agriculture biologique. Plusieurs sénateurs, cosignataires d’un rapport de financement public sur l’agriculture biologique, rapportaient ainsi que ce plan était trop ambitieux. Selon eux « L’État a adopté des objectifs de développement de l’agriculture biologique alors même qu’il ne 18 Charrel M. (2018). Le coût d’un salarié européen varie de 1 à 10. Journal Le Monde du 10/04/18
  • 35. 30 dispose plus des moyens autonomes de les atteindre et n’a exercé que faiblement ses missions de coordination »19. En effet, le nombre d’agriculteurs souhaitant effectuer cette transition étant trop important par rapport à l’enveloppe initiale, l’État décide à partir de 2018 d’arrêter de financer les aides au soutien. Celles-ci prenaient le relais des aides à la conversion, qui épaulent l’agriculteur subissant une baisse de ses rendements et ne pouvant pas encore bénéficier d’une valorisation de sa production. Ainsi, des retards dans le versement des aides (les soutiens correspondant aux années 2016, 2017 et 2018 n’étant versés qu’en 2019) ont pu menacer les exploitants qui se sont parfois trouvés au bord du dépôt de bilan. Le centre d’étude et de prospective du ministère de l’agriculture a tenté de comprendre, à travers une enquête, la manière dont se diffusent les nouvelles pratiques agricoles et les obstacles qui les entravent. Parmi les modèles évoqués, les auteurs nous parlent notamment de « la courbe de diffusion, avec les pionniers et la masse » (appliquée durant la modernisation agricole), qui se base sur un phénomène d’imitation. L’agriculteur attend, il va d’abord observer son voisin « original » ou non-conformiste (le pionnier) réussir (ou échouer), puis voir un voisin moins aventurier et bien établi faire de même, pour finalement se lancer et les imiter lui aussi. Toutefois ce modèle questionne : Peut-on compenser la prise de risque pour entraîner dans la transition la « masse » des agriculteurs plus hésitants ? (Comme on l’a vu précédemment avec les aides à la conversion biologique, la compensation peut avoir ses limites). De plus, l’héroïsation d’une « avant-garde » de pionniers, lorsqu’elle souhaite favoriser un renouveau agricole, a cependant pour conséquence une image stigmatisante des autres, paysans « résistant au changement » et condamnés par l’histoire. Est-ce ce qui se passe actuellement avec les agriculteurs en conventionnel ? Pour Bureau et al. (2015), dans les réglementations comme dans les aides mises en place, réformer la politique agro-environnementale est sans aucun doute légitime. En revanche, décider une « pause environnementale » serait une erreur économique qui coûterait cher aux agriculteurs de demain. On constate ainsi que l’exercice du métier d’agriculteur est soumis bien plus que d’autres secteurs d’activité, à différents enjeux (politiques, économiques et environnementaux). Si pour 19 Girard L. (2020) L’agriculture biologique va manquer ses objectifs. Journal le Monde du 6/02/2020, p.14
  • 36. 31 l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), le bien-être sur le lieu de travail est défini comme « un état d'esprit dynamique caractérisé par une harmonie satisfaisante entre d'un côté les aptitudes, les besoins et les aspirations du travailleur, d’une part, et les contraintes et les possibilités du milieu de travail, d’autre part », nous comprenons ici que l’ensemble des contraintes subies par les agriculteurs, peuvent générer de la souffrance au travail. Si la pénibilité du travail a diminué (moins d’efforts intenses et de longue durée, en lien avec la mécanisation, l’automatisation et l’informatisation du travail), la pénibilité mentale (sur- mobilisation des fonctions cognitives du professionnel liée à un environnement politico- économique de plus en plus incertain et une augmentation des tâches) semble quant à elle s’accroître (Madelrieux et Dassé, 2015). Comment les agriculteurs vivent-ils ces incertitudes ? Que génèrent chez eux l’ensemble de ces mesures et réglementations qui les contraignent de plus en plus ? Arrivent-ils tous à s’adapter aux changements identitaires qui s’opèrent (la façon dont leur métier change, mais aussi leur représentation dans la société) ? Si le métier d’agriculteur a connu et continue de connaître des mutations, il y a cependant un domaine dans lequel il semble y avoir une constance, celui de l’imbrication entre la vie professionnelle et la vie privée, autrement dit, l’imbrication entre travail et famille. En effet, en 2016 l’agriculture demeure pour 95% des exploitations une « affaire de famille » (Ministère de l’agriculture, 2016) Pour autant, travailler en famille est-il toujours simple ? Voyons ensemble ce qui est dit sur le sujet. 5) IMBRICATION TRAVAIL/ FAMILLE « Considérons l'agriculture, ni comme rapport familial, ni comme rapport de travail, mais comme le choc entre les deux. Le mot n'est pas trop fort car il veut exprimer ce que cela signifie de démystification et de violence quand ces deux rapports ne sont pas perçus comme séparés, mais plutôt réunis en un seul rapport social » nous dit Alice Barthez dans son ouvrage Famille, travail et agriculture. (Barthez A. 1982, p. 181) 5.1 Agriculteur, un métier choisi ?
  • 37. 32 Pour commencer, notons que si l’agriculture est un secteur marqué par une endo-reproduction très forte, on peut toutefois constater une évolution dans le mode de recrutement du métier. En effet, entre 1965 et 1970, 90% des entrants âgés de 15 à 29 ans étaient enfants d’agriculteurs, alors qu’en 2004 ils ne sont plus que 75%, tous âges confondus (Gambino, Lainey, Vert, 2012). Notons toutefois qu’en raison d’investissements économiques extrêmement importants, les exploitations les plus importantes économiquement sont celles qui se protègent le mieux de l’ouverture aux autres milieux sociaux et pratiquent le plus l'auto-recrutement. Pour cette catégorie du monde agricole, la « clôture » est plus économique que sociale (Dubuisson- Quellier, Giraud, 2010). Selon une enquête du bureau des statistiques animales (SCEES), en 2014, 26 % des agriculteurs hommes seraient célibataires (dans le sens de vivre seul) et 10 % des agricultrices, ce qui revient à un taux de célibat en agriculture de 22%, hommes et femmes confondus (avec 25% de femmes agricultrices) alors que le taux de célibat dans la population française en général serait de 12%. Pour les chercheurs qui analysent cette question, « le célibat masculin explique mieux que le revenu la baisse des installations en agriculture et qu’il est -pour des raisons de perception subjective- sous-estimé aussi bien par les syndicats d’agriculteurs que par les pouvoirs publics ». (Facchino, Magni Berton 2010, p.1) Par ailleurs, l’absence d’enfants ou de famille proche peut également conduire l’agriculteur à se tourner vers des successeurs situés en dehors du cadre familial (Gillet, 1999), avec lesquels les cédants établissent des liens professionnels teintés de parenté (Waquet, 2008). Malgré tout, il reste plus facile d’accéder au métier lorsqu’on est issu du milieu. Comme beaucoup de métiers patrimoniaux, l’agriculture n’échappe pas aux logiques de transmission de l’héritage familial. Jacques-Jouvenot (1997, 2014) nous explique les spécificités de ce processus de transmission familiale, où l’enjeu n’est pas tant le savoir à acquérir mais la place du cédant, autrement dit la place à hériter/conquérir. Les stratégies familiales de reproduction défendues par Bourdieu (1980) fonctionnent bien et établissent, pour ces métiers, les enfants les mieux adaptés à la pérennisation du patrimoine familial. On compte ainsi trois déterminants objectifs faisant de ces enfants les successeurs désignés : être de la famille, être un garçon et occuper une place qui s’adapte le mieux à une
  • 38. 33 reprise possible au moment du départ à la retraite du père. Jouvenot souligne ici la spécificité, dans les cas des agriculteurs, de l’année de naissance, qui joue un rôle important dans la mesure où elle définit le temps de collaboration entre le cédant et le repreneur (période décisive quant à la fragilité des entreprises agricoles). L’auteur constate également que transmettre n’est pas reproduire. C’est pourquoi, si la désignation du successeur semble indispensable, le processus de transmission se caractérise tout autant par l’attitude de l’héritier potentiel face au patrimoine. Bien que celui-ci soit fabriqué comme successeur dès le plus jeune âge et tout au long de sa socialisation scolaire et professionnelle (inscription en lycée agricole, participation aux travaux de l’exploitation...), pour autant, il n’est pas tenu d’accepter ce rôle, cette place. Ainsi se joue dans ce processus de transmission un jeu d’appropriation qui passe à la fois par une inscription de l’héritier dans la logique familiale, dans une lignée, et par la construction de l’héritier-successeur comme personne autonome. Plus que la dimension économique, c’est la mémoire des ancêtres, la reconnaissance d’une dette qu’il a à leur égard qui génèrera la transmission (Jacques-Jouvenot, Schepens 2007). Ainsi, la transmission du patrimoine est comprise comme une économie du don : dépositaire de ce don, tout successeur se devra de le rendre à son tour. Le transmetteur donne (au successeur) et rend (aux aïeuls) dans un même mouvement, faisant de celui qui accepte le don un endetté. Toutefois, l’entreprise transmise ne signifie pas la fin de la dette du cédant. Même si le choix du repreneur lui incombe, encore faut- il que celui-ci transmette à son tour pour que le cédant puisse estimer ne pas avoir été l’ultime maillon de la chaîne. Comment savoir si le repreneur saura, au moment venu, lui aussi choisir le meilleur successeur et assurer la transmission ? Ainsi, jusqu’à la fin de sa vie, le transmetteur restera endetté (n’ayant de certitude quant à la pérennisation du patrimoine familial). La transmission du patrimoine doit être appréhendée dans une temporalité longue dans laquelle donner, recevoir et rendre ne sont pas des moments distincts, ce qui amène parfois le couple père-fils à collaborer professionnellement (Jacques-Jouvenot, 2012). Si cette période de collaboration doit permettre au fils de commencer sa trajectoire professionnelle en de bonnes conditions, elle l’empêche toutefois d’être reconnu comme le professionnel car, jusqu’au départ du père, le fils n’exerce son autorité que partiellement. En effet, le vrai professionnel est aux yeux d’autrui, le père. Ainsi, même si les deux acteurs s’entendent bien, à terme, il n’y a de place que pour un. La collaboration professionnelle au sein de l’exploitation agricole impose donc une proximité père/fils au travail qui renforce le lien (condition sine qua non de la
  • 39. 34 transmission), alors même que l’acte de transmettre les sépare, rendant le fils plus autonome face à ses parents. Jacques-Jouvenot (2014) observe également un paradoxe quant à la transmission de ce métier. Comme nous l’avons vu, la transmission travaille l’identité des acteurs et, face à l’héritage, le successeur peut soit se penser comme un maillon d’une chaîne intergénérationnelle (et donc accepter la contrainte de la dette), soit se penser comme un être auto-engendré (ce qui le situe comme un acteur libre.) On constate ici un fait frappant dans le discours des pères et des fils, chacun minimisant, voire niant, le rapport social très étroit qui les lie, et leur influence réciproque dans le processus de transmission. Chez les pères, ce discours s’accentue alors que les jeunes grandissent et que s’approche le moment de la transmission. Ils expriment alors « n’avoir rien fait pour, que le choix appartient à leur fils ». De même, les fils au travers de discours « mes parents n’y sont pour rien ; on ne m’a rien transmis » se désignent comme les artisans de leurs propres choix professionnels. Le repreneur, pour ne pas éprouver la blessure narcissique de son impuissance dans le processus de succession, brosse de lui-même l’autoportrait du self-made man. 5.2 Transmission et inégalités dans les fratries Jacques-Jouvenot évoque une autre hypothèse quant au discours des pères. Selon lui, c’est la difficulté de reconnaître le privilège accordé à l’un des enfants qui justifie ce déni de transmission des parents. N’y être pour rien, c’est se dédouaner d’une responsabilité quelconque dans le choix du successeur et donc éviter que la question de l’équité dans la fratrie des héritiers soit posée. Choisir son successeur n’est pas avouable. Pour l’auteur, la culpabilité liée à ce choix est à relier à l’organisation et aux règles de transmission du patrimoine en France depuis la Révolution française, organisation de la transmission qui est réactivée dans la mémoire collective au moment de l’héritage et des partages. Pour lui, « Admettre que l’on a choisi un fils et non pas l’autre pour succéder serait accepter d’une certaine manière l’idée d’une iniquité entre les enfants : ce serait inconsciemment aussi se confronter au fait que les rapports seigneuriaux, desquels la paysannerie s’est libérée, se pérennisent dans le choix du successeur au sein de la famille. Comme si la famille répétait en son sein les inégalités sociales contre lesquelles les aïeuls se sont battus. » (ibid, p.9-10)
  • 40. 35 Par ailleurs, le droit rural accorde une importance particulière au maintien de l’exploitation et donc à sa transmission dans son intégralité afin d’éviter son morcellement. Cela se traduit à travers la mise en œuvre de stratégies de contournement du droit civil (donation-partage, utilisation de formule sociétaire, salaire différé etc.) mais qui n’exclut pas une éventuelle inégalité entre héritiers au profit de la pérennisation de l’exploitation (Bosse-Platière, 2005). Pour Gotman (2006), il n’y a pas de place pour la jalousie face à la transmission car tout est fait pour préserver les liens fraternels, du moins tant qu’un des deux parents est toujours en vie, puisqu’il s’agit des membres fondateurs. Or selon Bosse-Platière, il n’en est que rarement ainsi et c’est davantage l’égalité entre héritiers qui prévaut, contraignant le repreneur à verser une compensation financière à ses frères et sœurs. Gollac (2008) analyse les questions de transmission chez les familles d’indépendants et notamment les inégalités au sein des fratries. Selon elle, les transmissions patrimoniales reçues des parents indépendants représentent incontestablement un capital économique conséquent. Non seulement ce patrimoine comprend des biens professionnels dont la valeur n’est pas négligeable, mais plus généralement, les parents possèdent un patrimoine bien plus important que les salariés. Si le patrimoine des indépendants n’est pas composé uniquement de biens professionnels (80% d’entre eux possèdent des biens immobiliers dont plus de 35% autre que la résidence principale), ce n’est pas le cas de tous. Lorsque le patrimoine parental est principalement composé de l’entreprise familiale, la liquidation peut être nécessaire afin de distribuer des parts égales aux frères et sœurs. Ainsi, transmettre le patrimoine productif à un héritier unique (afin de préserver l’activité) tout en respectant l’égalité entre enfants n’est pas sans difficulté. Dans l’enquête « Patrimoine 2003-2004 » sur les transferts successoraux, les montants déclarés pour les transmissions reçues démontrent ces difficultés : pour 20,5% des transferts et biens professionnels, les enquêtés ont déclaré ne pas pouvoir ou refuser d’estimer leur valeur, ce qui était le cas pour seulement 8,9% des autres transferts. Ainsi, ce flou renvoie probablement aux stratégies employées par les donataires et les héritiers au moment des partages successoraux pour assurer la transmission de la totalité du patrimoine productif à un héritier unique, tout en répondant à l’exigence du droit successoral d’égalité entre les héritiers. L’auteur note également que le capital scolaire ne serait pas seulement inutile à la reprise de l’affaire familiale, il la décourageait. Le diplôme apparaît parfois comme une ressource pour
  • 41. 36 échapper au destin de la reprise, et inversement, l’absence de diplôme peut condamner à une reproduction sociale. C’est pourquoi on ne peut pas exclure l’hypothèse que la socialisation à la place de repreneur et la trajectoire scolaire se déroulent de façon simultanée et exercent l’une sur l’autre une influence mutuelle. « Un fils aîné pressenti pour reprendre l’entreprise familiale peut ainsi faire l’objet d’un faible investissement de la part de ses parents dans sa réussite scolaire, alors qu’ils pousseront ses frères et sœurs à faire des études qui leur permettront de s’en sortir sans faire valoir leurs droits sur le patrimoine productif familial » (ibid, p.71.) Bessière (2004) ajoute d’ailleurs que les débats sur les questions d’héritage ont lieu lorsque les frères et sœurs font partie des classes populaires, connaissent une situation de précarité, ou encore quand ils ont eux-mêmes le statut d’indépendant. On comprend ici que dans les métiers patrimoniaux, d’autant plus en agriculture, certains enfants sont naturellement favorisés, notamment les fils par rapport aux filles. Cela renvoie d’ailleurs à une problématique de longue date : la place des femmes en agriculture. 5.3 Quelle place pour les femmes ? Comme je le mentionnais précédemment en présentant les caractéristiques de la population agricole : la majorité des agriculteurs sont des hommes. En 2016, les femmes représentent 29 % de l’ensemble des actifs agricoles. Elles se répartissent entre 130 000 non- salariées (exploitantes, co-exploitantes), 49 000 salariées permanentes et 272 000 salariées ayant eu une activité temporaire au cours de l’année (CDD, saisonnières, apprenties et stagiaires rémunérées, ETA ou CUMA) (Forget et al, 2019). Toutefois, en dépit du processus de transmission et du choix de l’héritier que nous venons de voir, on peut se questionner sur la permanence de ce phénomène et si, parallèlement à une société en évolution, la place et le statut des femmes en agriculture évoluent eux aussi. Notons en premier lieu qu’une majorité des femmes qui acquiert le statut d’exploitante agricole le font après l’âge de 40 ans, soit au moment où le conjoint part à la retraite et qu’elles se voient transmettre ce titre. Lorsque l’agriculteur fait valoir ses droits à la retraite, il a la possibilité de transmettre son entreprise à son conjoint, qui la dirigera à son tour jusqu’à sa propre retraite. En 2016, dans 88,2 % des cas, cette transmission, dite transfert entre époux, s’effectue de