2. Plan du cours
1. L’existence précède l’essence
a) Définitions préliminaires
b) L’essentialisme (texte n° 1, p. 26-29 )
c) L’existentialisme (texte n° 2, p. 29-31 )
2. L’homme est liberté
a) L’homme est condamné à être libre (texte n° 3 p. 39-40 )
b) Déterminisme et naturalisme (texte n° 4, p. 53-56)
3. Le problème moral
a) Le problème du délaissement (texte n° 5, p. 41-43)
b) La morale de Sartre. Le choix moral comme création artistique
(texte n° 6, p. 64-67)
c) La mauvaise foi. Les lâches et les salauds (texte n° 7, p. 68-71 )
GGP, LCS, 2022-2023
3. Sartre (1)
1. L’existence précède l’essence
a) Définitions préliminaires
• L’essence désigne ce qu’est un être, c’est-à-dire sa nature,
ce qui le définit. On distingue traditionnellement les
propriétés essentielles et les propriétés accidentelles.
Une propriété essentielle est un propriété qui fait partie
de l’essence d’un être. C’est une propriété nécessaire :
l’être ne peut pas la perdre ; s’il la perd, il cesse d’être ce
qu’il est. Une propriété accidentelle est une propriété
contingente, une propriété que l’être peut perdre sans
cesser d’être ce qu’il est.
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4. Sartre (2)
• L’existence désigne, non pas ce qu’est un être, mais le fait
qu’il soit. Par existence, on entend le simple fait d’être. Un
être (quel qu’il soit) existe s’il est, c’est-à-dire s’il est réel.
De prime abord, « être », « exister », « être réel » sont des
expressions équivalentes.
• Remarques supplémentaires. 1) Au sujet d’un être, on peut
donc poser deux questions : Qu’est-ce qu’il est ? Quel type
d’être est-ce ? C’est la question de l’essence. Est-ce qu’il
est (ou existe) ? C’est la question de l’existence.
2) Si tout être qui existe semble avoir une essence,
l’inverse n’est pas vrai : un être peut avoir une essence et
ne pas exister (par exemple, une licorne).
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5. Sartre (3)
• On peut, à partir de la distinction entre essence et
existence, distinguer deux types de philosophie : les
philosophies qui donnent le primat à l’essence sont dites
« essentialistes » ; les philosophies qui donnent le primat,
non pas à l’essence, mais à l’existence, sont dites
« existentialistes ».
L’existentialisme se subdivise en deux courants. Il y a les
existentialistes chrétiens : Sartre cite Karl Jaspers, Gabriel
Marcel, mais le premier est sans aucun doute le
philosophe danois Søren Kierkegaard (1813-1855). Il y a
les existentialistes athées dont le philosophe allemand
Martin Heidegger (1889-1976) et Sartre lui-même.
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6. Sartre (4)
b) L’essentialisme
Deux questions se posent :
1) Qu’est-ce que l’essentialisme ?
2) Qu’est-ce que Sartre reproche à l’essentialisme ?
1) L’essentialisme affirme que « l’essence précède
l’existence ». Comment comprendre une telle proposition ?
Cette proposition est valide pour les objets artificiels ou fabriqués (comme
le coupe-papier). Ces objets, avant d’être produits, ont été conçus : leur
« essence » a été définie, fixée à l’avance par l’artisan (ou le fabricant).
Si pour les objets artificiels, l’essence précède bien l’existence, est-ce le cas
de tous les êtres ? Peut-on généraliser cette proposition ? Peut-on, en
particulier, l’appliquer à l’homme ?
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7. Sartre (5)
• Les philosophes dits « essentialistes » répondent « oui », en introduisant,
dans leur raisonnement, Dieu comme « artisan supérieur ». Leur
raisonnement est analogique : de même que l’artisan produit le coupe-
papier, Dieu crée l’homme.
« Ainsi, le concept d’homme, dans l’esprit de Dieu, est assimilable au
concept de coupe-papier dans l’esprit de l’industriel. » (EH, p. 28)
Il faut en conclure que l’homme est tel que Dieu l’a conçu, tel que Dieu a
voulu qu’il soit : son essence a été fixée, à l’avance, par Dieu.
• Sartre remarque que cette idée d’une essence de l’homme se maintient
chez les philosophes des Lumières, malgré la disparition de la référence à
Dieu. Tous les hommes, quelles que soient leurs différences, partageraient
un certain nombre de traits communs qui constituent leur « nature », et
qui se maintiennent au cours du temps. Même si Dieu n’existe pas, selon
ces philosophes, il y a, malgré tout, une « nature humaine ».
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8. Sartre (6)
• On le voit : l’essentialisme consiste à attribuer à l’homme une nature ou
une essence. Il est tributaire d’une « vision technique du monde » (EH, p.
27), laquelle se double d’une vision théologique.
La plupart des philosophes pourraient être rangés sous l’étiquette
« essentialiste ». Sartre cite Descartes, Leibniz et les philosophes des
Lumières (en particulier, Diderot, Voltaire et Kant). Mais on pourrait aussi
remonter à l’Antiquité : Platon et Aristote, pour citer deux grands noms,
sont, à coup sûr, « essentialistes ».
Petit rappel sur Aristote : tout être est fait pour quelque chose. Il a une
« fonction » qui lui est propre, et qui définit sa « nature » On retrouve donc
chez Aristote « la vision technique du monde » dont parle Sartre. On
retrouve aussi chez lui deux définitions « essentialistes » de l’homme :
l’homme comme « animal raisonnable » et comme « animal politique ».
Selon Aristote, l’homme a bien une « nature » ou une « essence ».
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9. Sartre (7)
2) Qu’est-ce qui ne va pas avec l’essentialisme ?
- Sartre reproche à l’essentialisme dans sa version athée (l’essentialisme
des Lumières) d’être incohérent : si Dieu n’existe pas, alors il faut
rejeter l’analogie entre la production technique et la création divine, et
admettre que l’homme, n’étant pas créé par Dieu, n’a pas de nature ou
d’essence prédéfinie.
- Sartre reproche aussi à l’essentialisme, plus généralement, de nier la
liberté de l’homme. Si l’homme a une essence prédéfinie ou préétablie,
il n’est pas libre d’être qui il veut ou ce qu’il veut : il doit correspondre à
cette essence.
- D’un point de vue moral (et politique), la notion d’essence est
dangereuse, puisqu’elle conduit au « fascisme » (p. 75-76) mais aussi au
racisme. L’homme serait ceci ou cela et ne pourrait pas être autrement.
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10. Sartre (8)
c) L’existentialisme
• « L’existence précède l’essence » : comment comprendre
cette phrase ?
- Cette phrase s’applique seulement à l’homme. Si Dieu n’existe pas, il n’a
pas créé l’homme. Il ne lui a pas – a fortiori – attribué une « essence ».
Contrairement au coupe-papier qui a été conçu avant d’être produit,
l’homme existe d’abord : il est, en quelque sorte, jeté dans l’existence,
sans essence prédéfinie. Il « n’est d’abord rien » (EH, p. 29) : autrement
dit, au départ, son essence est indéterminée ; il n’est ni ceci ou cela. Ce
qu’il est (son essence donc : on pourrait parler aussi de son identité)
n’est pas fixé à l’avance : l’homme est tel qu’il se fait. Loin d’être défini
par Dieu, il se définit lui-même par ses actes.
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11. Sartre (9)
- Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? En affirmant que l’homme
est l’être pour lequel « l’existence précède l’essence », Sartre défend,
en même temps, deux autres idées :
①« Il n’y a pas de nature humaine. » (EH, p. 29) On verra plus loin
que Sartre substitue à l’idée de « nature humaine » celle de
condition humaine » (EH, p. 59).
② L’homme est libre. Cette thèse est ici implicite (Sartre n’utilise pas
encore le mot « liberté). Mais elle apparaîtra plus loin
explicitement.
« Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais
expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ;
autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre,
l’homme est liberté. » (EH, p. 39)
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12. Sartre (10)
• « ... l'homme a une plus grande dignité que la pierre ou que
la table. »
- En affirmant que l’homme est l’être pour lequel « l’existence précède
l’essence », Sartre veut aussi redonner à l’homme sa dignité. Contre
des auteurs comme Spinoza (l’homme n’est pas dans la nature
« comme un empire dans un empire »), Sartre insiste sur le statut
exceptionnel de l’homme : il n’est pas un être comme les autres !
- On commence, dès à présent, à comprendre un peu mieux le titre de la
conférence : l’existentialisme est un humanisme, au sens où c’est une
philosophie qui « glorifie » l’homme. Ce dernier n’est pas, à l’évidence,
« une mousse, une pourriture, un chou-fleur » (EH, p. 30). Il a une « une
plus grande dignité que la pierre ou que la table ». Mais en quoi
consiste cette dignité ? Qu’est-ce qui fait donc de l’homme un être à
part ?
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13. Sartre (11)
- Pour répondre, il peut être utile d’éclairer le texte en reprenant
certaines analyses de L’être et le néant (1943).
Sartre distingue deux modes d’être : le mode d’être des choses qu’il
appelle l’en-soi, le mode d’être de l’homme qu’il appelle le pour-soi. Ce
vocabulaire technique vient du philosophe allemand Hegel (1770-
1831). Il peut être utile de citer ce dernier :
« Les choses naturelles ne sont qu’immédiatement et pour ainsi dire en seul exemplaire,
mais l’homme, en tant qu’esprit, se redouble, car d’abord il est au même titre que les
choses naturelles sont, mais ensuite, et tout aussi bien, il est pour soi, se contemple, se
représente lui-même, pense et n’est esprit que par cet être-pour-soi actif. » (Cours
d’esthétique)
Pour désigner ces deux modes d’être, on peut utiliser un autre
vocabulaire et distinguer être et exister. Si les choses « sont », seul
l’homme « existe ».
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14. Sartre (12)
NB : on prend ici le mot « exister » dans un sens nouveau et original. C’est
un usage du mot « exister » qu’on retrouve chez Kierkegaard et Heidegger
(que Sartre a lus et dont il s’inspire). L’existence désigne ici le mode d’être
propre à l’homme.
« L'homme existe. Il est même le seul à exister, et ce qui, dans l'homme, est plus
troublant que tout, c'est précisément qu'il existe. Exister ne peut pas se dire de
n’importe quoi. Dans le monde, il y a sans doute bien des choses. Il y a des pierres
et des arbres, il y a des montagnes et des mers, il y a des grottes dans la montagne
et il y a des îles dans la mer. Mais les pierres et les arbres, les montagnes avec leurs
grottes et les mers y compris leurs îles, bien qu'elles ne soient pas rien, n'existent
pas. Dieu lui-même est inexistant. Contre les philosophes qui s'appliquent à
prouver l'existence de Dieu, Kierkegaard le dit hardiment : "Dieu n 'existe pas, il est
éternel." »
Jean Beaufret, De l’existentialisme à Heidegger. Introduction aux
philosophies de l’existence (1986), Vrin, 2000, p. 57.
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15. Sartre (13)
Seul l'homme existe. Soit. Mais que veut dire exister ?
Première réponse (simple) : la chose « est » parce qu’elle est simple présence :
elle est là tout simplement. Contrairement à la chose, l'homme « existe » parce
qu'il ne se contente pas d'être là ; il sait qu'il est là. Autrement, il est conscient
de lui-même. Si l’homme existe, c’est donc en tant qu’être conscient. Il est
conscient du monde comme de lui-même. Il est conscient du temps qui passe.
Il a un passé, un présent et un avenir.
Deuxième réponse (plus compliquée) : Sartre reprend à Heidegger l’idée selon
laquelle exister, c’est se tenir (sistere) hors de soi (ex). Qu’est-ce que ça peut
vouloir dire ? Pour le comprendre, il faut examiner ce qu’est la conscience de
soi. Etre conscient de soi, c’est se prendre soi-même comme objet. C’est donc
se dédoubler : il y le moi-sujet (qui pense) et le moi-objet (qui est pensé). Or, le
dédoublement crée une sorte de distance entre moi et moi. Cette distance,
c’est ce que Sartre appelle le « néant » et qui est à l’origine de la liberté.
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16. L’EN-SOI (l’être) LE POUR-SOI (le néant)
Le mode d’être des choses Le mode d’être de l’homme
Simple présence (sans conscience) Présence à soi et au monde (conscience)
La chose est. Elle est simplement.
Elle n’a aucune conscience du temps qui
passe. Elle n’a aucun passé, aucun présent,
aucun avenir.
L’homme existe. Il se tient (sistere) en
dehors (ex) de lui-même.
Il est un projet. Il est toujours tourné
vers l’avenir.
La chose est ce qu’elle est.
(Principe d’identité)
L’homme est ce qu’il n’est pas,
et n’est pas ce qu’il est.
Il ne coïncide jamais avec lui-même, il
est toujours à distance de lui-même.
La chose a une nature ou une essence
prédéfinie.
L’homme n’a pas de nature prédéfinie :
il est « liberté ». Il est capable de se
dépasser, de s’arracher à ce qu’il est,
pour devenir une autre personne.
18. Sartre (14)
2. L’homme est liberté
a) L’homme est condamné à être libre
La conception sartrienne de la liberté est originale. Pourquoi
? Pour au moins quatre raisons.
1) La liberté chez Sartre ne relève pas de l’avoir, mais de
l’être : l’homme n’a pas la liberté, « il est libre, il est liberté »
(EH p. 39). La liberté n’est pas une propriété ou une capacité.
Elle n’est pas « une qualité surajoutée » : elle est, dit Sartre, «
très précisément l’étoffe de mon être » (EN, p. 483). Elle me
constitue, elle me définit.
GGP, LCS, 2022-2023
19. « Nous avons déjà marqué d’ailleurs que le rapport de l’existence à l’essence
n’est pas chez l’homme semblable à ce qu’il est pour les choses du monde. La
liberté humaine précède l’essence de l’homme et la rend possible, l’essence de
l’être humain est en suspens dans sa liberté. Ce que nous appelons liberté est
donc impossible à distinguer de l’être de la réalité-humaine. L’homme n’est
point d’abord pour être libre ensuite, mais il n’y a pas de différence entre l’être
de l’homme et son "être-libre". » (EN, p. 59-60)
« Ainsi ma liberté est perpétuellement en question dans mon être ; elle n’est pas
une qualité surajoutée ou une propriété de ma nature ; elle est très exactement
l’étoffe de mon être. » (EN, p. 483)
« Etre, pour le pour-soi, c’est néantiser l’en-soi qu’il est. Dans ces conditions, la
liberté ne saurait être rien d’autre que cette néantisation. C’est par elle que le
pour-soi échappe à son être comme à son essence, c’est par elle qu’il est
toujours autre chose que ce qu’on peut dire de lui. » (EN, p. 483)
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20. La liberté est « l’être de l’homme »
« L'homme est libre parce qu'il n'est pas soi mais présence à soi. L'être qui est
ce qu'il est ne saurait être libre. La liberté, c'est précisément le néant qui est
été au cœur de l'homme et qui contraint la réalité-humaine à se faire, au lieu
d'être. Nous l'avons vu, pour la réalité-humaine, être c'est se choisir : rien ne
lui vient du dehors, ni du dedans non plus, qu'elle puisse recevoir ou accepter.
Elle est entièrement abandonnée, sans aucune aide d'aucune sorte, à
l'insoutenable nécessité de se faire être jusque dans le moindre détail. Ainsi,
la liberté n'est pas un être : elle est l'être de l'homme, c'est-à-dire son néant
d'être. Si l'on concevait d'abord l'homme comme un plein, il serait absurde de
chercher en lui, par après, des moments ou des régions psychiques où il serait
libre : autant chercher du vide dans un récipient qu'on a préalablement rempli
jusqu'aux bords. L'homme ne saurait être tantôt libre et tantôt esclave : il est
tout entier et toujours libre ou il n'est pas. »
(EN, p. 485)
GGP, LCS, 2022-2023
21. Sartre (15)
2) La liberté dont il est question n'est pas la liberté d'action
ou la liberté de choix (libre arbitre). C'est une liberté plus
originelle, qui est, en quelque sorte, en amont de ces deux
formes de liberté : c'est la liberté de se choisir. Ce choix
originel que l'homme fait de lui-même, Sartre l'appelle
projet.
NB : Sartre distingue la volonté et le projet. Le projet est premier par
rapport à la volonté. Ce que je fais dépend, certes, au moins en partie, de
ce que je veux. Mais ce que je veux dépend de mon projet, c’est-à-dire du
choix originel que j’ai fait de moi-même.
« Je peux vouloir adhérer à un parti, écrire un livre, me marier, tout cela n’est
qu’une manifestation d’un choix plus originel, plus spontané que ce qu’on appelle
volonté. » (EH, p. 30-31)
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22. L’exemple de la fatigue
« Pour l'opinion courante, être libre ne signifie pas seulement se choisir. Le choix
est dit libre s'il est tel qu'il eût pu être autre qu'il n'est. Je suis parti en excursion
avec des camarades. Au bout de plusieurs heures de marche ma fatigue croît, elle
finit par devenir très pénible. Je résiste d'abord et puis, tout à coup, je me laisse
aller, je cède, je jette mon sac sur le bord de la route et je me laisse tomber à côté
de lui. On me reprochera mon acte et l'on entendra par là que j'étais libre, c'est-
à-dire non seulement que rien ni personne n'a déterminé mon acte, mais encore
que j'aurais pu résister à ma fatigue, faire comme mes compagnons de route et
attendre l'étape pour prendre du repos. Je me défendrai en disant que j'étais trop
fatigué. Qui a raison? Ou plutôt, le débat n'est-il pas établi sur des bases erronées
? Il ne fait pas de doute que j'eusse pu faire autrement, mais le problème n'est
pas là. Il faudrait plutôt le formuler ainsi : pouvaisje faire autrement sans
modifier sensiblement la totalité organique des projets que je suis, ou bien le fait
de résister à ma fatigue, au lieu de demeurer une pure modification locale et
accidentelle de mon comportement, ne peut-il se produire qu'à la faveur d'une
transformation radicale de mon être-dans-le-monde – transformation d'ailleurs
possible. Autrement dit : j'aurais pu faire autrement, soit ; mais à quel prix ? »
(EN, p. 498)
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23. Sartre (16)
3) La liberté est absolue. Quelle que soit la situation, quelles
que soient les circonstances, je suis libre – libre de me choisir
et d’être telle ou telle personne.
« Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation
allemande. » (Situations, III)
La liberté n’est pas une affaire de degrés. Elle n’est pas non plus relative à
la situation. Je ne suis pas plus ou moins libre. Soit je suis libre, soit je ne
le suis pas. Mais si je suis libre (et je le suis nécessairement puisque je suis
un être humain), je le suis absolument – et donc en toute circonstance.
Problème : la liberté est-elle vraiment absolue, comme le prétend Sartre
? Deux objections sont évidentes. 1) Je ne peux pas faire ce que je veux : il
y a des obstacles. 2) Je ne peux pas non plus devenir qui je veux : il y a des
caractéristiques de mon être que je ne peux changer.
GGP, LCS, 2022-2023
24. Sartre (17)
Le problème de la facticité
Sartre reconnaît que, même si l’homme est libre, il ne peut pas se changer
autant qu’il le voudrait. Loin de « se faire » complètement, il est, en partie,
« fait », « déterminé » par un certain nombre d’éléments :
1) il ne choisit pas de naître ;
2) il ne choisit pas de naître à telle ou telle époque dans telle ou telle famille ;
3) il ne choisit pas son corps ;
4) il ne choisit pas son caractère ou son tempérament ;
5) il ne choisit pas son passé, etc.
L’ensemble de ces éléments contingents constitue ce que Sartre appelle la
« facticité ». Or, si Sartre reconnaît l’existence de la facticité́, il nie tout
déterminisme. L’homme n’est pas seulement facticité (ou en-soi): il est aussi
transcendance (ou pour-soi). Il peut dépasser ce qu’il est et se projeter vers
de nouveaux possibles. Ex : Cyrano et son nez.
GGP, LCS, 2022-2023
25. « ... il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne
suis « libre » ni d’échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille,
ni même d’édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les
plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, hérédo-
syphilitique ou tuberculeux. L'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est
l'histoire d'un échec. Le coefficient d’adversité des choses est tel qu'il faut des
années de patience pour obtenir le plus infime résultat. (...) Bien plus qu'il ne
paraît "se faire", l'homme semble "être fait" par le climat et la terre, la race et
la classe, la langue, l'histoire de la collectivité́ dont il fait partie, l’hérédité́, les
circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands
et les petits évènements de sa vie. » (EN, p. 527 )
« Nous ne sommes pas des mottes de terre glaise et l'important n'est pas ce
qu'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu'on a fait
de nous. »
Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, 1952.
GGP, LCS, 2022-2023
26. Sartre (18)
Le problème de la situation
La liberté est toujours une liberté en situation : loin d’être hors du monde,
l’homme est dans le monde, et donc soumis à ses aléas. Il y a des obstacles
qui peuvent l’empêcher de faire ce qu’il veut. Ces obstacles remettent-ils en
question sa liberté ? Selon Sartre, il n'en est rien.
Les obstacles n'existent que pour un être libre. C'est l'être libre qui, en
fonction des fins qu'il vise, constitue telle ou telle chose en obstacle. Les
choses, prises en elles-mêmes, sont neutres. Ex : le rocher.
Ajoutons que les obstacles n’ont que la force que nous leur prêtons : le
« coefficient d’adversité » de l’obstacle dépend de notre projet et donc de
notre motivation ; si nous voulons vraiment atteindre nos objectifs, nous
arriverons sans doute à surmonter l’obstacle.
Problème : Sartre n’a-t-il pas tendance à exagérer la dimension subjective des
obstacles et à sous-estimer leur dimension objective ?
GGP, LCS, 2022-2023
27. L’exemple du rocher
« Le coefficient d’adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument
contre notre liberté, car c’est par nous, c’est-à-dire par la position préalable d’une
fin que surgit ce coefficient d’adversité. Tel rocher qui manifeste une résistance
profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux
l’escalader pour contempler le paysage. En lui-même – s’il est même possible
d’envisager ce qu’il peut être en lui-même – il est neutre, c’est-à-dire qu’il attend
d’être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme
auxiliaire. (…)
C'est seulement dans et par le libre surgissement d'une liberté que le monde
développe et révèle les résistances qui peuvent rendre la fin projetée irréalisable.
L'homme ne rencontre d'obstacle que dans le champ de sa liberté. (…) Ce qui est
obstacle pour moi, en effet, ne le sera pas pour un autre. Il n'y a pas d'obstacle
absolu, mais l'obstacle révèle son coefficient d'adversité à travers les techniques
librement inventées, librement acquises ; il le révèle aussi en fonction de la valeur
de la fin posée par la liberté. Ce rocher ne sera pas un obstacle si je veux, coûte
que coûte, parvenir au haut de la montagne ; il me découragera, au contraire, si
j'ai librement fixé des limites à mon désir de faire l'ascension projetée. »
(EN, p. 527, p. 533-534.)
GGP, LCS, 2022-2023
28. Sartre (19)
4) Paradoxalement, la liberté, loin d’être une chance, apparaît
comme un fardeau. Pourquoi ?
1) La liberté implique la responsabilité : si je suis libre, alors je suis
responsable de mes actes, je dois assumer les conséquences.
2) La liberté implique le choix. Or, il est difficile de choisir : la plupart du
temps, nous ne savons pas ce qu’il faut choisir; nous ne savons pas si le
choix que nous allons faire est le bon. Nous sommes indéterminés.
3) Nous pouvons faire l’expérience de l’angoisse. Dans l’angoisse, nous
avons peur, non pas d’un être extérieur, mais de nous-même, de notre
propre liberté.
4) Nous préférions sans doute ne pas être libres. Mais nous ne pouvons pas
ne pas être libres. Nous sommes libres de tout, sauf d’être libres. Nous
sommes « condamnés à être libres » !
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29. Dieu n’existe pas
Problème moral : le
« délaissement »
« L’existence précède l’essence »
« L’homme est condamné à être libre »
Angoisse et
sentiment de
responsabilité
La liberté
est un
fardeau
Mauvaise foi
Le déterminisme
comme excuse
30. Sartre (20)
b) Déterminisme et naturalisme
• Le roman naturaliste et le roman existentialiste ont un point commun : ils
présupposent chacun une philosophie. Mais d’un roman à l’autre, la
philosophie change complètement : si Zola est déterministe et écrit des
romans pour mettre en lumière le déterminisme (biologique, social,
historique) qui pèse sur les actions humaines, Sartre montre, dans ses
romans, que ses personnages sont libres : loin d’être nés lâches ou héros,
ils « se font » lâches ou héros (EH, p. 54-55).
• Ex : La bête humaine (1890). Jacques Lantier souffre de pulsions
meurtrières. Le désir physique d'une femme s'accompagne toujours chez
lui d'un irrésistible besoin de la tuer. Pour expliquer ses actes, il fait
intervenir l’hérédité : s’il est un meurtrier, ce n’est pas de sa faute ; c’est à
cause de ses parents. Dans sa famille, ils ont tous une « fêlure
héréditaire ».
GGP, LCS, 2022-2023
31. « Alors, Jacques, les jambes brisées, tomba au bord de la ligne, et il éclata en sanglots convulsifs, vautré sur le
ventre, la face enfoncée dans l'herbe. Mon Dieu ! il était donc revenu, ce mal abominable dont il se croyait
guéri ? Voilà qu'il avait voulu la tuer, cette fille ! Tuer une femme, tuer une femme ! cela sonnait à ses oreilles,
du fond de sa jeunesse, avec la fièvre grandissante, affolante du désir. Comme les autres, sous l'éveil de la
puberté, rêvent d'en posséder une, lui s'était enragé à l'idée d'en tuer une. Car il ne pouvait se mentir, il avait
bien pris les ciseaux pour les lui planter dans la chair, dès qu'il l'avait vue, cette chair, cette gorge, chaude et
blanche. Et ce n'était point parce qu'elle résistait, non ! c'était pour le plaisir, parce qu'il en avait envie, une
envie telle, que, s'il ne s'était pas cramponné aux herbes, il serait retourné là-bas, en galopant, pour l'égorger.
Elle, mon Dieu ! cette Flore qu'il avait vue grandir, cette enfant sauvage dont il venait de se sentir aimé si
profondément ! Ses doigts tordus entrèrent dans la terre, ses sanglots lui déchirèrent la gorge, dans un râle
d'effroyable désespoir. Pourtant, il s'efforçait de se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu'avait-il donc de
différent lorsqu'il se comparait aux autres ? Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse, souvent déjà il s'était
questionné. Sa mère Gervaise, il est vrai, l'avait eu très jeune, à quinze ans et demi ; mais il n'arrivait que le
second, elle entrait à peine dans sa quatorzième année, lorsqu'elle était accouchée du premier, Claude ; et
aucun de ses deux frères, ni Claude, ni Étienne, né plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si enfant et d'un
père gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais cœur devait coûter à Gervaise tant de larmes. Peut-
être aussi ses frères avaient-ils chacun son mal qu'ils n'avouaient pas, l'aîné surtout qui se dévorait à vouloir
être peintre, si rageusement qu'on le disait à moitié fou de son génie. La famille n'était guère d'aplomb,
beaucoup avaient une fêlure héréditaire ; non pas qu'il fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la
honte de ses crises l'avaient seules maigri autrefois ; mais c'étaient, dans son être, de subites pertes
d'équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte de grande
fumée qui déformait tout. Il ne s'appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne
buvait pas, il se refusait même un petit verre d'eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre goutte d'alcool le
rendait fou. Et il en venait à penser qu'il payait pour les autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, les
générations d'ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait
avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois. »
Émile ZOLA, La bête humaine, 1890, chapitre II.
GGP, LCS, 2022-2023
32. La signification du passé
« La signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent. Cela
ne signifie nullement que je puis faire varier au gré de mes caprices le sens de mes
actes antérieurs ; mais, bien au contraire, que le projet fondamental que je suis
décide absolument de la signification que peut avoir pour moi et pour les autres le
passé que j'ai à être. Moi seul en effet peux décider à chaque moment de la portée
du passé : non pas en discutant, en délibérant et en appréciant en chaque cas
l'importance de tel ou tel événement antérieur, mais en me projetant vers mes buts,
je sauve le passé avec moi et je décide par l'action de sa signification. Cette crise
mystique de ma quinzième année, qui décidera si elle « a été » pur accident de
puberté ou au contraire premier signe d'une conversion future ? Moi, selon que je
déciderai – à vingt ans, à trente ans – de me convertir. Le projet de conversion confère
d'un seul coup à une crise d'adolescence la valeur d'une prémonition que je n'avais
pas prise au sérieux. Qui décidera si le séjour en prison que j'ai fait, après un vol, a été
fructueux ou déplorable ? Moi, selon que je renonce à voler ou que je m'endurcis. Qui
peut décider de la valeur d'enseignement d'un voyage, de la sincérité d'un serment
d'amour, de la pureté d'une intention passée, etc. ? C'est moi, toujours moi, selon les
fins par lesquelles je les éclaire. » (EN, p. 543.)
GGP, LCS, 2022-2023
33. Sartre (21)
• On pourrait croire que c’est le passé qui détermine l’avenir. Selon Sartre,
c’est l’avenir qui détermine, en quelque sorte, le passé.
Certes, le passé est passé, et en tant que tel, on ne peut pas le changer.
Mais son sens change, puisque son sens vient de moi. C’est moi qui donne
du sens à mon passé.
Le passé ne me fait pas : c’est plutôt moi qui fais mon passé, toujours en
me projetant vers l’avenir et en me choisissant. Le passé n’a que le sens
que je lui prête. C’est toujours moi qui décide.
GGP, LCS, 2022-2023
35. Sartre (22)
3. Le problème moral
a) Le problème du délaissement
Je suis est libre. Soit. Que dois-je faire (de ma liberté) ? Je ne
sais pas.
Pour prendre une décision, je peux m’appuyer sur : 1) une
religion ; 2) une morale ; 3) mes sentiments ; 4) des signes.
Sartre critique ces différentes solutions. L’homme est seul face à sa
liberté : il est libre, seul et sans excuses. Il est « délaissé ». Quoi qu'il
décide, c'est toujours lui et lui seul qui décide. Rien ne peut l’aider à
trancher. Et à chaque instant pèse sur ses épaules le fardeau de la
responsabilité.
GGP, LCS, 2022-2023
36. Volonté Action
Projet
Les sentiments
La morale
Les signes
« Le sentiment se construit par
les actes qu’on fait ; je ne puis
donc pas le consulter pour me
guider sur lui. » (p. 45)
« Aucune morale générale ne peut vous
indiquer ce qu’il y a à faire. » (p. 46)
« Nous ne pouvons pas décider a priori de
ce qu’il y a à faire. » (p. 66)
« Qui ne voit que la décision du
sens du signe a été prise par
[l’homme] tout seul ? (…) Il porte
donc l’entière responsabilité du
déchiffrement » (p. 47)
« L’homme est d’abord un projet qui se
vit subjectivement, au lieu d’être une
mousse, une pourriture ou un chou fleur ;
rien n’existe préalablement à ce projet. »
(p. 30)
GGP, LCS, 2022-2023
37. Sartre (23)
Le problème des sentiments
Le sentiment n’a que la valeur qu’on décide de lui donner. Ce n’est pas le
sentiment qui détermine le choix, mais le choix qui révèle le sentiment. Le
sentiment n’agit pas comme une cause (extérieure) sur l’individu. Le
sentiment est vécu (de l’intérieur) : par là-même, il change sans cesse ; il
fluctue.
Ex : la rupture amoureuse. Ce n’est pas parce que je ne l’aime plus que je le/la quitte.
Mais c’est parce que je le/la quitte que je ne l’aime plus. Ayant quitté la personne,
après coup, je dirai que je ne l’aime plus – ce qui contribuera à justifier la décision.
Mais c’est une reconstruction rétrospective. Chez Sartre, quand je délibère, « les jeux
sont faits » (EN, p. 496).
Paradoxalement, c’est moi qui décide de mes sentiments. Si je suis triste, c’est que je
me fais être triste (EN, p. 95-96). Si je suis amoureux, c’est que je me fais être
amoureux. « Aimer et vouloir aimer ne sont qu’un. » (CPM, p. 495)
GGP, LCS, 2022-2023
39. Sartre (24)
Le problème des signes
Les signes peuvent aider à choisir, mais leur sens est déterminé́ par
l'individu. C’est lui qui choisit de considérer telle ou telle chose comme un
signe justifiant son choix de faire telle ou telle action (par exemple, entrer
dans l’ordre des Jésuites).
On peut toujours douter de l’existence des signes. N’est-ce pas le propre de la
superstition d’en voir partout ? Mais à supposer même qu’il y en ait, encore faudrait-
il pouvoir les interpréter : « c’est moi-même en tout cas qui choisis le sens qu’ils ont. »
(EH, p. 46)
C’est l’individu qui choisit : 1) de considérer telle ou telle chose comme un signe ; 2)
mais aussi de lui prêter telle ou telle signification.
Conclusion : L'appel aux sentiments ou aux signes n'est qu'un subterfuge pour
occulter la liberté́ du choix. Quoi qu'il choisisse, l'homme est libre, seul et sans
excuses. « Le délaissement implique que nous choisissons nous-mêmes notre être. »
(EH, p. 47)
GGP, LCS, 2022-2023
40. Sartre (25)
b) La morale de Sartre. Le choix moral comme
création artistique.
« Ce qu'il y a de commun entre l'art et la morale, c'est que, dans les deux
cas, nous avons création et invention. Nous ne pouvons pas décider a
priori de ce qu'il y a à faire. » (p. 66)
De même que l’artiste crée son œuvre, l’homme doit inventer sa propre morale.
Selon Sartre, pour agir moralement, on ne peut pas se contenter d’appliquer des
règles préétablies, comme le proposent à la fois Kant et les utilitaristes. En ce
sens, la morale sartrienne est plus proche de l’éthique aristotélicienne. L’homme
moral doit, à l’instar du phronimos (l’homme prudent d’Aristote), « inventer sa loi
lui-même » (p. 66) en fonction de la situation particulière dans lequel il se trouve.
Sartre insiste sur ce point : « les principes abstraits » (kantiens ou utilitaristes) ne
peuvent pas suffire pour agir (p. 71). Sur ce point, voir, bien sûr, le dilemme moral
du jeune homme hésitant à s’engager dans la résistance (p. 41-43)
GGP, LCS, 2022-2023
41. La morale
La religion La raison
choix
« Si (...) Dieu n’existe pas, nous
ne trouvons pas en face de nous
des valeurs ou des ordres qui
légitimeront notre conduite. (…)
Nous sommes seuls, sans
excuses. » (p. 39)
« Kant estime que le formel et
l’universel suffisent pour consti-
tuer une morale. Nous pensons
au contraire que des principes
trop abstraits échouent pour
définir l’action. » (p. 71)
Situation
Création et
invention
Comparaison
entre la morale et l’art
« L’homme se trouve dans une
situation organisée, où il est lui-
même engagé, il engage par son
choix l’humanité entière et il ne
peut pas éviter de choisir. »
(p.64)
Délaissement
L’homme « est obligé d’inventer
sa loi lui-même. (…) [Il] se fait ;
il n’est pas tout fait d’abord, il
se fait en choisissant sa
morale. » (p. 66)
TROIS OBJECTIONS :
1) Le choix est-il arbitraire ?
2) Tous les choix se valent-
ils ?
3) Comment juger ?
42. Sartre (27)
c) La mauvaise foi. Les lâches et les salauds
• Première approche. La mauvaise foi est un certain type de mensonge : elle
est un mensonge à soi-même. Elle a un double statut.
- Elle est d’abord une erreur. L’homme de mauvaise foi se trompe sur
lui-même : il croit qu’il est déterminé à être ce qu’il est, parce qu’il
aurait une « essence » ou une « nature ». Il s’attribue le mode d’être
des choses. Il nie à tort sa liberté.
- En fait, il cherche à échapper au sentiment d’angoisse qui
accompagne l’expérience de la liberté. Au lieu d’assumer ses actes, il
cherche des excuses. On peut donc le juger moralement.
« Si nous avons défini la situation de l’homme comme un choix libre, sans excuses et
sans secours, tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses passions, tout homme
qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi. » (EH, p. 68)
GGP, LCS, 2022-2023
43. Sartre (28)
• Deuxième approche. L’homme a une double propriété. En tant que corps,
il a le mode d’être des choses : il est un en-soi. Il a donc une facticité. En
tant que conscience, il est un pour-soi. Il est capable de dépasser ce qu’il
est : il a une transcendance.
La mauvaise foi consiste à nier l’une de ces deux dimensions. Ainsi, on
peut distinguer deux types d’hommes de mauvaise foi.
- L’homme qui nie sa transcendance (sa liberté) pour se réfugier dans la
facticité : c’est le lâche.
- L’homme qui nie sa facticité et plus précisément la contingence de
son existence, et affirme sa transcendance, c’est le salaud.
« Les uns qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes,
leur liberté totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de montrer que
leur existence était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même de l’apparition de
l’homme sur terre, je les appellerai des salauds. » (EH, p. 70)
GGP, LCS, 2022-2023
44. Sartre (29)
• Exemple : le rapport au passé
Je ne suis pas mon passé, mais j’ai à être mon passé, c’est-à-dire que je
dois l’assumer, le reconnaître (c’est bien mon passé) sans pour autant
m’identifier à lui (ce n’est pas moi, je ne me réduis pas à lui).
Il y a donc deux rapports inauthentiques possibles au passé :
- soit je le nie (je nie que c’est mon passé) ;
- soit je m’identifie à lui (et m’attribue ainsi une essence : je suis
« comme ça »).
Dans les deux cas, je suis de mauvaise foi. Dans le premier cas, je nie mon passé,
je nie donc ma facticité. Je m’affirme comme pure transcendance, dépassement :
nous retrouvons la figure du salaud. Dans le second cas, je m’identifie au passé, au
point de fusionner avec lui : je suis mon passé ; je m’attribue ainsi une essence
prédéfinie : nous retrouvons la figure du lâche.
GGP, LCS, 2022-2023
45. Sartre (30)
• Qu’est-ce qu’un salaud ?
- L’homme existe. Mais : 1) son existence est contingente : il aurait pu
ne pas naître, il aurait pu ne pas être ; 2) son existence est absurde.
Pourquoi existe-t-il ? Y a-t-il une raison qui expliquerait qu’il existe, au
lieu de ne pas exister ? Aucune. Il existe, alors qu’il pourrait ne pas
exister, et il existe sans raison. Il est là, c’est tout. La prise de
conscience de la contingence et de l’absurdité de l’existence, c’est ce
que Sartre nomme « la nausée ».
- Le salaud se définit par le fait qu’il nie la contingence et l’absurdité de
son existence. Il n’existe pas par hasard : il y a une raison, un sens. Il
est fait pour quelque chose. Il a une mission à accomplir. Un grand
destin l’attend. Ex : Lucien dans L’enfance d’un chef.
Deux autres caractéristiques du salaud : 1) il s’octroie un statut supérieur qui l’autorise à
dominer les autres ; 2) il n’a pas conscience du fait que ses avantages viennent, avant
tout, de son origine sociale et de la contingence de sa naissance.
GGP, LCS, 2022-2023
46. GGP, LCS, 2022-2023
« Tout membre de la classe dominante est homme de droit
divin. Né dans un milieu de chefs, il est persuadé dès son enfance
qu'il est né pour commander et, en un certain sens, cela est vrai
puisque ses parents, qui commandent, l'ont engendré pour qu'il
prenne leur suite. Il y a une certaine fonction sociale qui l'attend
dans l'avenir, dans laquelle il se coulera dès qu'il en aura l'âge et
qui est comme la réalité métaphysique de son individu. Aussi est-
il à ses propres yeux une personne, c'est-à-dire une synthèse a
priori du fait et du droit. Attendu par ses pairs, destiné à les
relever en temps voulu, il existe parce qu'il a le droit d'exister. »
(Situations III, p. 184-185)
« Du moment que je dis la droite, pour moi ça veut dire des
salauds. »
(Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, L’espoir maintenant. Les entretiens
de 1980, Verdier, 1991, p. 25)
47. Sartre (31)
• L’authenticité
- L’authenticité, ce n’est pas la sincérité.
La morale de Sartre est une morale de l’authenticité. L’homme de mauvaise
foi s’oppose à l’homme « authentique ».
Attention néanmoins : ce que Sartre appelle « authenticité » n’a rien à voir
avec l’idéal (moderne) d’être soi-même, idéal que Sartre dans son
vocabulaire appelle « sincérité ». L’authenticité ou sincérité est souvent
comprise comme une fidélité à soi : il faut être soi-même, c’est-à-dire suivre
son « véritable moi » (ou « moi profond ») sans se laisser influencer par les
autres, sans jouer de rôle (comme le garçon de café). Selon Sartre, l’homme
« sincère », qui prétend être lui-même, est précisément de mauvaise foi, pour
la simple raison qu’il donne à son « moi » la consistance d’une chose, la
permanence d’une essence. Or, un tel moi n’existe pas.
GGP, LCS, 2022-2023
48. Sartre (32)
- Authenticité et liberté
L’homme authentique est celui qui reconnaît qu’il n’a pas d’essence, de « moi
véritable » (ou « profond ») et qu’il est fondamentalement libre. Il reconnaît
que, quoi qu’il puisse être, il se fait être ce qu’il est.
GGP, LCS, 2022-2023
49. GGP, LCS, 2022-2023
La rencontre amoureuse
« Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que
l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle
n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son
partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu'on nomme « les premières
approches » (…) : elle ne veut pas lire dans les phrases qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite ; si on lui
dit : « Je vous admire tant », elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la
conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives.
L'homme qui lui parle lui semble sincère et respectueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture
murale est bleue ou grise. (…) C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible
au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun
charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout
entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière et qui soit une reconnaissance de sa liberté. Mais il faut en
même temps que ce sentiment soit tout entier désir, c'est-à-dire qu'il s'adresse à son corps en tant qu'objet. Cette
fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que
dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime, le respect et où il s'absorbe tout entier dans les formes
plus élevées qu'il produit, au point de n'y figurer plus que comme une sorte de chaleur et de densité. Mais voici
qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision
immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre
cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus possible l'instant de la
décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle
l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle
entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de
sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du
corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni
résistante − une chose. » (EN, p. 89-90)
50. GGP, LCS, 2022-2023
Le garçon de café
« Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les
consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment
un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter
dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de
témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il
rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il
s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa
mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il
joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à
être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation.
L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition
pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute
de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier, du tailleur,
du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier,
qu'un commissaire priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout
à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se
fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement
et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).Voilà bien des
précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. (…)
Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café – sinon ne pourrais-je m’appeler aussi bien
diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l'être en soi. Je le suis sur le mode d’être
ce que je ne suis pas. Il ne s’agit pas seulement des conditions sociales, d’ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes
attitudes, aucune de mes conduites. » (EN, p. 94-95)
51. GGP, LCS, 2022-2023
La contingence
« Ce moment fut extraordinaire. J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase
horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître ;
je comprenais la Nausée, je la possédais. À vrai dire je ne me formulais pas mes
découvertes. Mais je crois qu’à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L’essentiel
c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité.
Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on
ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont
essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or,
aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est pas un faux
semblant, une apparence qu’on peut dissiper ; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité
parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en
rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter, comme l’autre soir, au
« Rendez-vous des Cheminots » : voilà la Nausée ; voilà ce que les Salauds – ceux du
Coteau Vert et les autres – essaient de se cacher avec leur idée de droit. Mais quel pauvre
mensonge : personne n’a le droit ; ils sont entièrement gratuits, comme les autres
hommes, ils n’arrivent pas à ne pas se sentir de trop. Et en eux-mêmes, ils sont trop, c'est-
à-dire amorphes et vagues, tristes. »
Jean-Paul SARTRE, La Nausée, p. 186-187.
52. GGP, LCS, 2022-2023
Lucien : un exemple de salaud
« Il fallait absolument trouver des mots pour exprimer son extraordinaire découverte. Il éleva doucement,
précautionneusement sa main jusqu'à son front, comme un cierge allumé, puis il se recueillit un instant, pensif et
sacré, et les mots vinrent d'eux-mêmes, il murmura : «J'AI DES DROITS ! » Des droits ! Quelque chose dans le genre
des triangles et des cercles : c'était si parfait que ça n'existait pas, on avait beau tracer des milliers de ronds avec
des compas, on n’arrivait pas à réaliser un seul cercle. Des générations d'ouvriers pourraient, de même, obéir
scrupuleusement aux ordres de Lucien, ils n'épuiseraient jamais son droit à commander ; les droits, c'était, par-
delà l'existence, comme les objets mathématiques et les dogmes religieux. Et voilà que Lucien, justement, c'était
ça : un énorme bouquet de responsabilités et de droits. Il avait longtemps cru qu'il existait par hasard, à la dérive :
mais c'était faute d'avoir assez réfléchi. Bien avant sa naissance, sa place était marquée au soleil, à Férolles. Déjà –
bien avant, même, le mariage de son père – on l'attendait ; s'il était venu au monde, c'était pour occuper cette
place : « j'existe, pensa-t-il, parce que j'ai le droit d'exister. » Et, pour la première fois, peut-être, il eut une vision
fulgurante et glorieuse de son destin. Il serait reçu à Centrale, tôt ou tard (ça n'avait d'ailleurs aucune importance).
Alors, il laisserait tomber Maud (elle voulait tout le temps coucher avec lui, c'était assommant ; leurs chairs
confondues dégageaient à la chaleur torride de ce début de printemps une odeur de gibelotte un peu roussie. « Et
puis Maud est à tout le monde, aujourd'hui à moi, demain à un autre, tout ça n'a aucun sens » ) ; il irait habiter à
Férolles. Quelque part en France, il y avait une jeune fille claire dans le genre de Pierrette, une provinciale aux yeux
de fleur, qui se gardait chaste pour lui : elle essayait parfois d’imaginer son maître futur, cet homme terrible et
doux ; mais elle n 'y parvenait pas. Elle était vierge ; elle reconnaissait au plus secret de son corps le droit de Lucien
à la posséder seul. Il l'épouserait, elle serait sa femme, le plus tendre de ses droits. Lorsqu'elle se dévêtirait le soir,
à menus gestes sacrés, ce serait comme un holocauste. Il la prendrait dans ses bras avec l'approbation de tous, il lui
dirait : « Tu es à moi ! » Ce qu'elle lui montrerait, elle aurait le devoir de ne le montrer qu'à lui, et l'acte d'amour
serait pour lui le recensement voluptueux de ses biens. Son plus tendre droit ; son droit le plus intime : le droit
d'être respecté jusque dans sa chair, obéi jusque dans son lit. « Je me marierai jeune », pensa-t-il. Il se dit aussi
qu'il aurait beaucoup d'enfants ; puis il pensa à l'œuvre de son père ; il était impatient de la continuer et il se
demanda si M. Fleurier n'allait pas bientôt mourir. »
Jean-Paul SARTRE, L’enfance d’un chef dans Le mur.