Chapitre V- Vers une réalisation de l'art-3- La grande utopie- II
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“ CHAPITRE V
Vers une réalisation de l’art
3- La grande utopie
- L’utopie soviétique
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un enseignement artistique basé sur la théorie et la pratique, sur l’analyse
des formes et la réalisation des produits, mais aussi un courant esthétique
conforme à l’ère industrielle du moment, et même un style international.
L’enseignement du Bauhaus fut repris sous une forme radicale, à partir de
1955, à la Hochschule fur Gestaltung d’Ulm. L’ancien recteur de cette école
supérieure, Thomas Maldonado, formula, enfin, la première définition du
design industriel, acceptée à Londres officiellement en 1969, dans le congrès
du Conseil International des sociétés du Design Industriel (I.C.S.I.D) : «le
design est une activité créatrice qui consiste à déterminer les propriétés
formelles des objets que l’on vent produire industriellement. Par propriétés
formelles des objets, on ne doit pas entendre seulement les caractéris-
tiques extérieures, mais surtout les relations structurelles qui font d’un
objet (ou d’un système d’objets) une unité cohérente, tant du point de vue
du producteur que de celui du consommateur ».
L’utopie soviétique
Dès le début du XX° siècle, la remise en cause culturelle s’ouvre sur
l’épuration des concepts. Le monde de l’art s’est senti bouleversé par la
révolution abstraite. Née en Russie, puis en Allemagne, cette abstraction
moderne s’est disciplinée dès ses débuts, orientée par la rigueur théorique
de l’esprit iconoclaste vers la « construction », comme une manifestation
de la raison, comme une sublimation, en fait, de l’anxiété métaphysique
qui hante les âmes.
Dans cette volonté de « construire » un espace esthétique non-objectif,
l’artiste a compris qu’il est nécessaire d’inventer de nouvelles valeurs, et
qu’il est prêt à assumer cette responsabilité devant l’essor de l’industrie
qui déshumanise la vie, il s’acharne à créer, tout au moins au début, une
nouvelle spiritualité dans le règne de l’objet et de la machine.
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Cette spiritualité iconoclaste due à l’orthodoxie chrétienne ou islamique,
inspire les créateurs de l’abstraction moderne. Dans Du Spirituel dans l’art,
Kandinsky insiste sur la « nécessité intérieure », et les artistes qui le suivent
dans cette voie, Malevitch et Mondrian surtout, élaborent des manifestes,
en mystiques convaincus du refus de toute figuration, pour libérer l’esprit
créateur, et de la tendance vers l’épuration extrême de l’art et de la création.
Cherchant dans la même voie, des artistes de l’avant-garde jaillirent partout
en Europe. La destinée de l’art s’ouvrait, en cette époque tumultueuse,
sur deux directions principales; la création, ou bien elle était centrée sur
l’intérieur, sur elle-même, dans un art de plus en plus épuré, cherchant
à exprimer le pensé ou le senti, ou bien elle divergeait vers l’extérieur,
cherchant à appliquer les règles artistiques novatrices dans la vie sociale et
réaliser cette utopie répandue dans les manifestes théoriques.
S’intégrant dans les grandes mutations, voulant détenir une mission
humaniste afin d’élaborer le quotidien, les architectes et les designers
orientèrent la création au sein de la vie active, retenant bien les leçons des
précurseurs, épousant en cela les idées du Deutcher Werkbund, tout en
s’impliquant dans la production et l’industrie conçues comme premières
forces économiques.
Avec la révolte futuriste, les Russes s’unirent aux Italiens, rêvant eux
aussi d’une société nouvelle, révolutionnaire et dynamique. Le manifeste
futuriste de Marinetti résonna comme un glas parmi les artistes russes qui
s’insurgeaient contre l’ordre établi. En 1912, Rodchenko, encore étudiant,
découvrit Vladimir Maiakovski, David Bourliouk et Vassili Kamenski, trois
poètes futuristes, auxquels il s’associa, pour inventer des spectacles
ambulants, voulant exprimer l’ébullition de l’époque et tourner le monde
en dérision.
A la même époque, durant la guerre de 1914, la révolte dada lançait ses
tracts turbulents qui contenaient la même volonté farouche d’abolir la
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culture bourgeoise. Mais entre les deux mouvements contestataires, le
futurisme et Dada, les grands écarts apparurent ; tandis que le premier
faisait ses éloges de la ville bruyante en fusion, avec la vitesse comme
nouvelle beauté,glorifiant la guerre, le second tournait l’industrie et
l’exactitude scientifique en dérision, refusant totalement de s’impliquer
dans le conflit.
Seulement, chez les deux, l’apologie de la destruction des valeurs statiques,
annoncée dans les manifestes, glace le sang, surtout lorsque que l’on sait
qu’au-delà de ce tintamarre grandissant, le totalitarisme, survenu après
la guerre de 1914, étouffera toutes les créations, en Italie comme en
Russie, en Allemagne, comme en Hongrie ou en Espagne, assombrissant
tous les horizons.
Afin qu’un ordre nouveau soit établi, et pour que les futuristes soient
les inventeurs de cet ordre, il fallait qu’ils fassent table rase de toutes les
valeurs statiques qui les étouffaient. La destruction totale qu’ils chantaient,
fut provoquée par la Révolution russe en 1917, et la Marche sur Rome en
1922. Le refus du passé et la mise en valeur de la vie industrielle avaient
séduit les théoriciens de la politique culturelle. Léon Trotsky nota en 1917
: « Le futurisme est contre le mysticisme, la déification passive de la nature,
contre la rêverie, il est pour la technique, l’organisation sociale, la machine,
la planification, la volonté, le courage, la vitesse, la précision et il est pour
l’homme nouveau, armé de toutes ces choses ».
Il faut dire que dans cette union symbolique entre Russes et Italiens, il y
avait des mésententes, les futuristes italiens tendaient vers une approche
individualiste, alors que les révolutionnaires russes aspiraient à un art social.
Ces derniers préféraient s’inspirer de William Morris, malgré son refus de la
vie industrielle; fondateur du mouvement socialiste anglais, il avait orienté
son mouvement des arts et des artisanats vers une approche sociale.
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Lorsque Vladimir Tatlin lança son Slogan « De l’art dans la vie », il ne faisait
que l’écho de celui de William Morris, annoncévingt ans auparavent, «
Un art fait par le peuple et pour le peuple », tout en sachant que l’art
perdrait ses élans lorsqu’il refusait de s’impliquer dans l’industrialisa-
tion. La modernité, dont il épousait les idées rationnelles, oblige l’artiste
et l’ingénieur à s’intégrer dans sa mouvance. Réaliser l’art moderne, saisir
le rôle révolutionnaire de l’art dans la vie industrielle, étaient parmi les
objectifs des artistes russes de cette époque. Le meilleur exemple saisi par
Tatlin résidait dans l’expérience de Werkbund.
En 1907, Hermann Muthésius, fondateur de cette association entre artistes
et artisans, avait déclaré : « Il s’agit plus que de dominer le monde, plus
que de le financer, l’éduquer, l’inonder de produits. Il s’agit de lui donner
un visage. C’est le peuple qui réalisera cela qui sera réellement à la tête du
monde. L’Allemagne doit être ce peuple ». Cette citation dite après un séjour
de Muthésius à Londres, où il avait vu, en abservateur averti, le roulement
des usines anglaises, reflétait la pensée politique allemande en cette
époque, tendant vers l’hégémonie culturelle et industrielle. Peter Behrens,
parmi les principaux acteurs de Werkbund, saisissant le message de cette
course compétitive vers l’hégémonie, déclara avec inquiétude, trois ans
plus tard: «Les progrès techniques ont créé une civilisation et non pas du
moins jusqu’à présent, une culture ». On comprend, dès lors, l’étendue des
objectifs visés par les idéologies et les problèmes posés dans l’intégration
de l’art dans la vie industrielle.
Dans tous les cas, malgré ces divergences dans les points de vue, et à
l’instar des promoteurs allemands, les soviétiques reconnaissaient la
nécessité d’élaborer une culture industrielle, conforme aux besoins d’une
société prolétarienne.
L’esthétique du chaos est provoquée par l’état de trouble et les agitations
extérieures engendrées par la crise. Il semble, toutefois, que toute
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destruction préméditée n’est que provisoire. Passé cet état de trouble et
de délire, les nouvelles règles proposées doivent s’établir. C’est ce qu’avaient
compris les futuristes soviétiques, qui surent transformer leur révolte en
mouvement révolutionnaire d’avant-garde. L’apologie du Chaos finit dès
1915. Maïakovski, le poète inspiré, déclara alors : « Nous considérons le
premier point de notre programme, la destruction, comme pleinement
atteint. Aussi ne vous étonnez pas si aujourd’hui vous ne nous voyez plus
avec des hochets dans nos mains mais des plans de constructeurs ».
Dans la même voie, Tatlin souligna : « Innover, c’est toujours répondre
aux besoins et aux efforts d’une collectivité et non d’un individu ». C’est
alors, qu’enflammés par leur engagement politique, les constructeurs
soviétiques cristallisèrent leur époque révolutionnaire, désirant inventer
les mécanismes et les règles d’un rêve commun, pendant que les futuristes
italiens continuaient de produire leurs manifestes enragés.
Les utopistes soviétiques trouvèrent dans le suprématisme de Malevitch
une voie déterminante pour réaliser un art conforme à la société, en
appliquant les formes géométriques simples mais dynamiques en
architecture et dans le design du produit, ainsi que dans les arts de la
propagande. Devant eux, aussi, en Hollande, s’élabora De Stijl, un art
vigoureux et ferme, issu de la vision moderne. Seulement, Rodchenko,
Tatlin et les autres visionnaires considéraient que les recherches De Stijl
étaient statiques, répondant aux besoins de la bourgeoisie réactionnaire,
alors que les recherches russes, même avant la révolution politique,
surtout celles du rayonnisme et du suprématisme, se manifestaient
par des formes dynamiques, comme l’oblique et le cercle ou la spirale,
reflétant une nouvelle vision abstraite révolutionnaire. Ainsi, la scission
se démarqua entre le fonctionnalisme occidental développé par De Stijl
et le Bauhaus, et le constructivisme soviétique.
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Avec à leur tête le théoricien du degré zéro de la forme et de la couleur,
Malevitch, les constructeurs révolutionnaires s’acharnaient à découvrir un
nouveau langage appliqué à la production d’objets, mettant en synthèse
l’art et l’industrie au service de la propagande soviétique. Avec la fondation
du Bauhaus à Weimar, en 1919, s’organisa à Vitebsk, l’éphémère OUNOVIS
(Promoteurs de l’Art nouveau). Dans cette dynamique de groupe, EL LISSITZKI
mit en liason Malevitch et les constructivistes, afin de réaliser un art nouveau
à partir des formes suprématistes. Comme Gropius, Malevitch concevait le
bâtiment comme une voie ultime : « Nous aimerions bâtir le monde suivant
un système non-objectif, se détachant de plus en plus de l’objet, comme
la création du monde par le Cosmos ». Visionnaire dans sa démarche, il
inspirera par ses traités sur les formes dynamiques, les cours du Bauhaus,
et par ses « Architectones », il influencera les plans des bâtiments du
Bauhaus de Dessau, et même, cinquante ans plus tard, les architectes de
la déconstruction se référeront à ses études.
Quant à Tatlin, père spirituel du constructivisme, plus proche des
préoccupations de l’ingénieur que ne l’était Malevitch, sera le protagoniste
de la culture du matériau, intégrant de plus en plus la conception industrielle
dans ses travaux, sans négliger, toutefois, la sensibilité et l’intuition propres
à l’art, restant toujours fidèle à son Slogan « De l’art dans la vie ». Le symbole
le plus ingénieux du constructivisme est resté malencontreusement en
état de maquette : c’est la tour dédiée à la III° Internationale, conçue par
Tatlin, une gigantesque tour dynamique en double spirale, achevée en
1920, symbolisant, avec sa vision ascensionnelle, la modernité révolution-
naire montante dans son utopie futuriste. On peut citer aussi dans cette
démarche précoce la tribune mobile pour Lenine, conçue par El Lissitzki à
la même date.
Cependant, dans les troubles de la guerre civile et sous l’emprise du régime
soviétique, deux courants apparurent dans le constructivisme, le premier,
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annoncé par les deux frères, Antonin Pevsner et Naum Gabo, dont le
Manifeste réaliste, se vouait à l’épuration de l’art conçue dans l’espace
urbain, un courant défendu par les protagonistes de l’art pur, le second,
annoncé par Alexander Rodchenko, Varvara Stepanova et Vladimir Tatlin,
se préoccupait d’un art social immergé dans la production industrielle.
Avec l’émigration des deux frères en Allemagne, le deuxième courant, le
productivisme, se développa en une phase radicale, selon une optique
utilitariste. Ses tenants annoncèrent dans leur élan engagé politiquement,
la mort de l’art, dernier vestige, selon eux, de la culture bourgeoise. Même
les termes « créer » et « création » furent supplantés par « produire » et
«production». Seulel’utilité sociale justifie l’objet produit, dont sa forme
n’est que le résultat de sa fonction.
Le productivisme fut soutenu par le Proletkoult et la revue LEF. Sous l’autorité
morale du poète Maïakovski, ce mouvement radical fut défendu par les
artistes de gauche de cette revue, dont Rodchenko, Stepanova et Alexander
Exter étaient les plus actifs. Comme les promoteurs de De Stijl, ces artistes
se consacraient à un travail impersonnel, vide de toute émotion subjective,
tout en produisant des objets multifonctionnels. Se vouant à la propagande
idéologique, les productivistes délaissèrent toute création; Maïakovski
abandonna la poésie pour se lancer dans cette propagande à travers des
slogans, ainsi que le cinéaste Djiga Vertov qui s’arrêta de réaliser des films
de fiction, pour produire des documentaires en faveur de la révolution
soviétique.
Déjà, Lénine, en 1920, avait lancé son programme culturel que devaient
appliquer les intellectuels et les artistes, dans un mot d’ordre : « L’art
appartient au peuple. Par ses racines, il doit pénétrer au plus profond des
masses laborieuses. Il doit être accessible à ces masses et en être aimé. Il
doit unir leurs sentiments, leurs pensées et leur volonté, exalter les masses.
Il doit éveiller en elles les artistes et les développer… Nos « intellectuels »
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auront à remplir de nobles tâches, ils payeront leurs dettes à la révolution
prolétarienne qui leur a ouvert toute grande la porte de la liberté »6
.
Deux ans plus tard, dans le constructivisme, Alexei Gan développa les
objectifs du courant utilitariste : « L’heure a sonné pour l’art appliqué pur.
Une époque d’expérience sociale lui a succédé. Nous allons introduire l’objet
utilitaire, avec sa forme propre et acceptable pour tous. Rien ne viendra
au hasard, rien ne sera gratuit. L’art est mort. Il n’y a pas de place pour lui
dans l’univers de l’activité humaine. Travail, technique et organisation ».
Malgré la crise économique de l’U.R.S.S, après la guerre civile,
l’ASNOVA(Association des nouveaux architectes) vit le jour en 1921, un
département d’architecture créé par l’école d’avant-garde. Dans cette
association, oùs’activaient El Lissitzky, Constantin Melnikov et Vladimir
Krinsky, on s’employait à oser des expériences sur les formes et les volumes,
entre la fonction et l’imagination. Le projet de bureaux en verre des frères
Vesnine pour le Leningradskaya Pravda en 1923-1924, fut parmi les meilleurs
exemples de cette époque. Parlant de cette œuvre avec enthousiasme, El
Lissitzki s’exclama : « Tous les accessoires…panneaux indicateurs, publicités,
horloges, haut-parleurs, ascenseurs font partie intégrante du projet. Telle
est l’esthétique du constructivisme ».
Une nouvelle vie se projeta avec les formes froides et austères du construc-
tivisme radical. Des bâtiments d’Etat furent construits comme le Palais du
travail à Moscou ou le complexe Gosprom à Kharkov qu’on situe comme
l’œuvre moderniste la plus importante des années 1920, à côté du bâtiment
du Bauhaus à Dessau.
Ce constructivisme radical sera dominant partout, jusqu’à la crise
économique qui annonça la fin de l’utopie et de l’idéal humaniste, sous
le régime stalinien. Avec le suicide du poète Maïakovski, l’avant-garde fut
paralysée. Le futurisme était brandi par les fascistes italiens, le Bauhaus
6 - Ecrits sur l’art et la littérature, 1920.
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ferma ses portes définitivement en Allemagne sous la pression nazie.
L’Europe entière fut sous l’emprise du totalitarisme.
Le maître de l’école de Francfort, Théodore W. Adorno, écrit avec amertume:
« Les jérémiades sur le prétendu terrorisme intellectuel du modernisme
ne sont que mensonge, elles couvrent le terrorisme du monde auquel l’art
se refuse ».
Avec le totalitarisme dominant en U.R.S.S et en Europe, l’art va s’exiler aux
Etats-Unis. Là, les styles modernes conçus par les théoriciens et les designers
de Moscou, de Berlin, de Rome ou de Paris, trouveront d’autres directions,
d’autres sythèses.
L’aérodynamisme : une nouvelle esthétique aux Etats-Unis
Héritant des idées dynamiques annoncées par le futurisme et le construc-
tivisme, l’aérodynamisme ou le Streamline, s’élabore, avec un rêve
américain. Raymond Loewy formule la définition de ce style « Un véhicule
aérodynamique bien dessiné donne une impression de vitesse, même
quand il est à l’arrêt ».
Entre les deux guerres, les premières grandes écoles dans l’architecture et le
design sont nées dans la tourmente et le délire. Pour les artistes novateurs,
c’est la fin d’une vision dégénérée et le jaillissement d’une autre, qui révèle
la débâcle d’une époque, avec ses souffrances et ses délires, aspirant à
une création totalement libre, quoique marginalisée et incomprise. Pour
d’autres, surtout les architectes et les designers, c’est aussi la fin d’un monde
traditionnel, où la nostalgie de l’ornementation et de la figuration classique
doit cesser de meubler le goût commun, et l’insurgence d’une nouvelle
vision révolutionnaire, stimulée par les besoins et les horizons de l’époque.
Cette nostalgie persista néanmoins, entre les deux guerres, avec le style Art
déco, trouvant ses élans dans la mode de la « Garçonne », surtout en France.
En Amérique, on adopta ce style, mais pour se faire distinguer des Français