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SÉRIE D'ÉTÉ 6/7
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SÉRIE D'ÉTÉ 6/7
D E L’A R T D E V I V R E
6
7
Les inventeurs
ÉDOUARD DE POMIANE,
ICI EN 1922, A DONNÉ À
LA CUISINE, « QUI EST UN
ART ET UNE SCIENCE »,
SES LETTRES DE NOBLESSE.
TENDANCES
L’OBS/N°2911-13/08/2020 73AGENCE ROL/BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
L
a Cuisine en 10 minutes », « Bien manger pour bien
vivre »,« 365 Platspour365 jours »…Non,cestitresne
sortentpasducatalogue2020d’unemaisond’édition
de livres de cuisine. Ils ont été publiés voilà cent ans
et sont signés par Edouard de Pomiane (1875-1964).
Ce chercheur à l’Institut Pasteur a été une grande figure,
aujourd’huiunpeuoubliée,delagastronomiependantl’entre-
deux-guerres. Auteur de très nombreux livres de recettes, il a
aussiétéjournalisteculinaire(etmêmeprésentateurdelatoute
première émission gastronomique à la radio), professeur de
cuisine, essayiste…
On pourrait presque le considérer comme l’ancêtre des « blo-
gueursfood »,puisquec’estluiquiacommencéàrédiger
desrecettesàlapremièrepersonneetàs’adres-
serdirectementàseslecteurs,surunton
personnel. Des codes encore en
vigueur de nos jours chez les
« foodies », ces passionnés de
cuisinedélivrantleurstrucs
etastucessurInstagram.
Mais, surtout,
EdouarddePomiane
a été l’un des pre-
miersàconsidérer
lacuisinefamiliale
comme un véri-
table fait social
–  et pas seule-
ment comme
le  moyen de
satisfaire le
besoin primaire
de se  nourrir.
Convaincu que
« noussommesce
que nous man-
geons  », il a très
tôt cherché à ana-
lyser ce que les
habitudes culinaires
de chacun révèlent de
sonhistoire,desonpassé,
de son lien aux autres. Ce
faisant, il a posé les bases
d’une sociologie de l’alimenta-
tion et révélé la fonction sociale de
ce qu’on appelle aujourd’hui la « food ».
L’idée lui est venue dans sa jeunesse. Ce fils
d’immigrépolonaisvoyaitalorssesparentssangloterendégus-
tantdubortsch,desharengsauxoignons,desconcombresconfits
auseletautresplatstraditionnelsévoquantleurterrenatale–et
toutcequ’ilsyavaientlaisséenlaquittant.Encoreenfant,ilcom-
prendquelacuisineestvectriced’émotionset,plustard,ilécrira :
« Unplatnationalestunecommunion. »Précisonsiciqu’Edouard
dePomianeestnéEdouardPozerski,àParis,enavril 1875,ausein
d’unefamilletrèspauvrederéfugiéspolonais.DéportéenSibérie
après l’insurrection polonaise de 1861, son père, originaire de
Vilnius,s’est enfuiavecsafuturefemmeetatrouvérefugedans
le 18e
 arrondissement de Paris, où ils ont adopté la nationalité
française et le nom d’emprunt « de Pomiane ». Quand le père
rejoint l’armée française, Edouard, alors adolescent, est chargé
de faire vivre la famille avec la modeste solde du paternel. C’est
là qu’il commence à se passionner pour la cuisine – et surtout
pourlafaçondontonpeutbienmangeràpeudefrais.Choserare
pour un homme de l’époque, il passe lui-même derrière les
fourneauxetdevientunredoutablecordon-bleuamateur.
Sil’hommeadeuxnoms–Pozerski/dePomiane –,c’estqu’ila
deux identités. D’un côté, le scientifique; de l’autre, le gastro-
nome. C’est en effet sous son patronyme polonais qu’il entame
les études de médecine qui le conduiront jusqu’à l’Institut
Pasteur. Mais sa passion pour l’alimentation sera toujours au
cœurdesesrecherches,puisqu’ils’intéressed’abord
aux ferments digestifs. Ses travaux seront
d’ailleurs publiés dans des revues
médicales de premier ordre. Très
vite propulsé à la direction du
laboratoire de physiologie
alimentaire, il pose les
fondementsd’unetoute
nouvelle science :
la « gastrotechnie ».
Ce néologisme lui
permet de dési-
gner la part de
science (phy-
siqueetchimie)
dans la gastro-
nomie. Il tra-
vaille ainsi sur
les transfor-
m a t i o n s
c h i m i q u e s
subies par les
aliments au
cours de leur
préparation culi-
naire, l’influence
des températures
sur les bactéries, les
saveurs ou les textures.
En cela, il est considéré
par certains comme le
précurseur de la cuisine dite
moléculaire.
Dans un registre plus léger, il
invente également le concept de « psy-
chisme culinaire », c’est-à-dire la façon dont
on peut aiguiser l’appétit à travers la dimension visuelle ou
olfactive des plats. A ses yeux, si la cuisine est un art, elle est
avanttoutunescience– commetouslesarts :« Pourcomprendre
le dessin, on apprend la perspective. Pour comprendre l’art
gastronomique, on doit apprendre la science, qui est la base de
l’art », écrira-t-il plus tard.
Maisc’estsoussonautreidentité,celled’EdouarddePomiane,
qu’il deviendra ce que l’on appelle aujourd’hui un foodie.
Epicurien au coup de fourchette réputé magistral, il a écrit des
dizainesd’ouvragesdegastronomie:deslivresderecettes,mais
aussi des traités sur l’histoire des produits et des essais
➳ Chercheur à l’Institut Pasteur et auteurdel
ivresderecettes,ilatrèstôtcherchéàcomprendrecequenosh
abitudesalimentairesrévèlentdenotrehistoireetdenotrelien
auxautres.Cefaisant,ilaoffertseslettresdenoblesseàlacuisi
nefamiliale
Par ANNA TOPALOFF
Letoutpremier
“foodie”
TENDANCES
DE
ÉDOUARD
POMIANE
L’OBS/N°2911-13/08/202074 LIVRE POCHE - AGENCE ROL/BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
pratiques(oufranchementphilosophiques)surl’artdebien
manger.Cefaisant,ilaoffertàlacuisinefamiliale– cellequel’on
confectionne chaque jour, et pas celle des grands restaurants –
seslettresdenoblesse.« Ilposesurelleunregarddescientifique,
biensûr,maistoujoursavecbeaucoupd’humanité.Quandildécrit
avec précision le temps de cuisson nécessaire à la confection d’un
friand, par exemple, il raconte aussi la saveur de ceux qu’il dévo-
rait, le dimanche, sur les hauteurs de Montmartre, quand il était
enfant », note Laurent Seminel, fondateur des éditions Menu
Fretin et grand admirateur d’Edouard de Pomiane, dont il a
entrepris ces dernières années de republier l’œuvre.
Son premier ouvrage « grand public » est intitulé « Bien
manger pour bien vivre ». Si ce titre évoque les best-sellers qui
envahissent désormais les rayons des librairies, il a été écrit
en 1922 et couronné l’année suivante d’un prix de l’Académie
française. Pomiane y présente
uneversionvulgariséedesestra-
vaux à l’Institut Pasteur et y
déroulesathéoriesurlebien-être
procuréparlaconsommationdu
bon, du bien et du beau manger.
Une petite révolution car, à
l’époque, les vertus de la nourri-
ture ne sont perçues qu’en fonc-
tion de leurs valeurs purement
nutritives.Ilfautdirequ’Edouard
de Pomiane a plus d’un coup
d’avance: dans cet ouvrage, il
évoque aussi des questions qui
nousparaissentaujourd’huicen-
tralesmaisquine l’étaientpasau
début du xxe
  siècle, comme la
réductiondelaconsommationde
viande ou la lutte contre le gas-
pillage alimentaire.
Toutefois,EdouarddePomiane
n’estpasdecesmédecinsprônant
unrégimestrictpourmoinsman-
ger et vivre plus longtemps. Bien
aucontraire.Quelquesannéesplustard,ilpublieraainsiunlivre
autitreévocateur:« VingtPlatsquidonnentlagoutte ».Ilyfus-
tigelesthéorieshygiénistesquicommencentàfaireflorèsausein
de la bourgeoisie et qui imposent « nouilles sans beurre, beurre
sanspain,painsanssauce,saucessansviande,viandessanstruffes,
truffessansparfum,parfumsansbouquet,vinsansivresse,ivresse
sans gaîté… » On n’ose imaginer ce que Pomiane penserait des
dernièrestendancesfooddenotreépoque :pâtisseriessanssucre,
burgerssansviande,laitsanslactose…Pourl’historiennedel’ali-
mentationJuliaCsergo,onnepeutcomprendrecettephilosophie
vigoureusementépicuriennequesionlarelieà« laproximitéde
Pomiane avec le manque, pour ne pas dire la faim. C’est elle qui
justifielarésistancequ’ilapuopposerauxrégimesaustèresprônés
par ses confrères ». C’est elle, aussi, qui lui permet d’écrire cette
saillietonitruante(etjoyeusementrebelle) :« J’aimemieuxavoir
lagouttequedemepriverdetouslescharmesdelavie ! »
Cetteconnaissanceintimedumanqueluiserviraaussiplustard,
pendantl’occupationallemande,quandunnombreimportantde
produitsneseraplusdisponibledanslesmagasins.Ilpublieraainsi
unlivreintitulé« Mangerquandmême »,dédiéàlacuisinederes-
triction,« pauvreeningrédientsmaisricheenimprévus ».Ilypré-
sente les 1001 façons d’accommoder le rutabaga, mais aussi de
nombreuses recettes alternatives pour cuisiner sans matières
grasses et même confectionner une crème pâtissière au café
« sanscrème,sanssucreetsanscafé »!Sonlivreserarééditéchaque
annéejusqu’àlafindelaSecondeGuerremondiale.
Mais là où Pomiane est particulièrement précurseur, c’est
quand il publie un livre intitulé « la Cuisine en 10 minutes, ou
l’adaptationaurythmemoderne ».Letitreévoquelesrecensions
derecettesparuesdanslesannées1980et,pourtant,noussommes
en 1930, quand Pomiane écrit: « La vie moderne nous fait brûler
les étapes. Arrangeons-nous pour qu’elle ne nous fasse pas brûler
notre beefsteak! » On y apprend comment confectionner en
quelquesminutesseulement « desnouillesàlatchèque »,uneraie
aubeurrenoir,deslangoustinesàl’américaine,despiedsdeporc
panés, de la tête de veau à l’huile… Et tout un tas de plats plus
savoureux(etmêmemoinschronophages !)quenoscoquillettes
jambon-fromage.Bienavanttoutlemonde,etbienavantqueles
femmes investissent en masse le marché du travail, Pomiane
comprendquelaquestiondutempsseraessentielledanslagas-
tronomiefamiliale.Etceuxquinepeuvent(ounesouhaitent)pas
passertropdetempsderrièrelesfourneauxn’ontpasàenrougir.
Pomiane dédie ainsi son livre « à l’étudiant, à la midinette,
PRÉCURSEUR, ÉDOUARD
DE POMIANE PUBLIE EN 1930
UN OUVRAGE « POUR S’ADAPTER
AU RYTHME MODERNE » ET
NÉANMOINS BIEN MANGER.
(ICI, L’ÉDITION DE 1973).
TENDANCES
L’OBS/N°2911-13/08/2020 75ALBIN MICHEL - PHOTO INGI PARIS/AKG-IMAGES
à l’employé,àl’artiste,auparesseux,aupoète,àl’hommed’action,
à tous ceux qui ne disposent que d’une heure pour déjeuner et qui
veulentavoir,quandmême,unedemi-heuredelibertépourcontem-
pler la fumée de leur cigarette, tout en buvant gorgée par gorgée
unetassedecaféquin’amêmepasletempsderefroidir ».
MaisPomianenes’estpascontentéderévolutionnerleslivres
derecettes.Entre1923et1929,ilaaussiprésentélatoutepremière
émission culinaire radiophonique. Tous les vendredis soir, sur
l’antenne de Radio Paris, il animait ainsi « Radio Cuisine », dans
laquelleilmêlaitvulgarisationdela« gastrotechnie »,anecdotes
et histoire des plats traditionnels du monde entier. Décryptage
chimique du pot-au-feu, éloge de la pâte à tarte friable ou alerte
quant à la souffrance des homards tranchés vivants, ses chro-
niques n’ont pas pris une ride et n’ont rien à envier à celles qui,
aujourd’hui, envahissent les ondes, maintenant que la food est
partout. On peut les écouter sous forme de podcast (disponible
surlesitedeséditionsMenuFretin)oulesliredanslecoffreten
deux volumes paru récemment chez le même éditeur. Dans la
préface,François-RégisGaudry,animateurdel’excellenteémis-
sionculinaire« Onvadéguster »,surFrance-Inter,glissecetéloge:
« L’homme aux moustaches exubérantes avait assez d’érudition,
de charmeetdecharismepourfourniràtoutprétendantaumicro,
jusqu’àaujourd’hui,desraisonsdecomplexer. »C’estdire.
Quand il lui reste du temps,
Edouard de Pomiane donne
aussi des cours de cuisine très
courus – préfigurant, là encore,
les masterclass et autres ateliers
que donneront plus tard les
chefsdevenusstars.Unecertaine
Mapie de Toulouse-Lautrec,
inventrice des cultissimes
«  fiches cuisine  » du maga-
zine  « Elle », suivra ainsi ses
leçons. C’est dans ce contact
direct avec son public qu’il
posera les bases d’un style que
l’on retrouve dans toute son
œuvre.Saplusgrandeoriginalité
réside dans la rédaction de ses
recettesàlapremièrepersonne :
il ne donnepas d’ordre àl’impé-
ratif, ni de conseil à l’indicatif,
il nousinviteàlesuivredansses
proprespérégrinationsendisant
« J’ajoute l’eau » ou « Je laisse
fondre le beurre ». A la fin d’une
recettedemaquereauàlapoêle,parexemple,ilglisse :« J’aioublié
devousdired’ouvrirlafenêtre.Vousvousendoutiez. »Ce quifera
direauchefétoiléAlainDucasse,grandadmirateurdePomiane :
« Il nous parle toujours en ami. » Ce qui frappe, encore une fois,
c’est la folle modernité du ton: tout en connivence avec son
public,auquelils’adressedirectement,avechumouretensemet-
tant lui-même en scène pour mieux illustrer ce qu’il faut faire…
etnepasfaire.Aufond,ilpréfigurecequesera,biendesannées
plustard,letondesblogueursfoodquisefilmententraind’éviter
in extremis le ratage complet d’un soufflé au fromage. Ce style
– complètementinéditàl’époque –afaitdePomianeuneperson-
nalité célèbre et médiatisée. S’il est injustement tombé dans
l’oublicesdernièresannées,rappelonsqu’àlafindesavieilposait
pour« Elle »,auxcôtésd’unebrochettedemannequins,danssa
proprecuisine.Etque,cefaisant,ilestdevenul’undespremiers
peopledelafood.■
1957. LE CÉLÈBRE POMIANE, ÉPICURIEN AU COUP DE FOURCHETTE
RÉPUTÉ MAGISTRAL, LORS D’UNE RÉCEPTION À « LA VIE MÉDICALE ».
SES COURS DE CUISINE PRÉFIGURENT
LES ATELIERS DES CHEFS D’AUJOURD’HUI.
ICI, EN DÉCEMBRE 1925.
CET OUVRAGE QUI ÉVOQUE
LES BEST-SELLERS DES
RAYONS DE NOS LIBRAIRIES,
A ÉTÉ ÉCRIT EN 1922
(ICI, L’ÉDITION DE 1948).
TENDANCES

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  • 1. L’OBS/N°2911-13/08/202072 CREDIT PHOTO SÉRIE D'ÉTÉ 6/7 L’OBS/N°2911-13/08/202072 CREDIT PHOTOCREDIT PHOTO SÉRIE D'ÉTÉ 6/7 D E L’A R T D E V I V R E 6 7 Les inventeurs ÉDOUARD DE POMIANE, ICI EN 1922, A DONNÉ À LA CUISINE, « QUI EST UN ART ET UNE SCIENCE », SES LETTRES DE NOBLESSE. TENDANCES
  • 2. L’OBS/N°2911-13/08/2020 73AGENCE ROL/BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE L a Cuisine en 10 minutes », « Bien manger pour bien vivre »,« 365 Platspour365 jours »…Non,cestitresne sortentpasducatalogue2020d’unemaisond’édition de livres de cuisine. Ils ont été publiés voilà cent ans et sont signés par Edouard de Pomiane (1875-1964). Ce chercheur à l’Institut Pasteur a été une grande figure, aujourd’huiunpeuoubliée,delagastronomiependantl’entre- deux-guerres. Auteur de très nombreux livres de recettes, il a aussiétéjournalisteculinaire(etmêmeprésentateurdelatoute première émission gastronomique à la radio), professeur de cuisine, essayiste… On pourrait presque le considérer comme l’ancêtre des « blo- gueursfood »,puisquec’estluiquiacommencéàrédiger desrecettesàlapremièrepersonneetàs’adres- serdirectementàseslecteurs,surunton personnel. Des codes encore en vigueur de nos jours chez les « foodies », ces passionnés de cuisinedélivrantleurstrucs etastucessurInstagram. Mais, surtout, EdouarddePomiane a été l’un des pre- miersàconsidérer lacuisinefamiliale comme un véri- table fait social –  et pas seule- ment comme le  moyen de satisfaire le besoin primaire de se  nourrir. Convaincu que « noussommesce que nous man- geons  », il a très tôt cherché à ana- lyser ce que les habitudes culinaires de chacun révèlent de sonhistoire,desonpassé, de son lien aux autres. Ce faisant, il a posé les bases d’une sociologie de l’alimenta- tion et révélé la fonction sociale de ce qu’on appelle aujourd’hui la « food ». L’idée lui est venue dans sa jeunesse. Ce fils d’immigrépolonaisvoyaitalorssesparentssangloterendégus- tantdubortsch,desharengsauxoignons,desconcombresconfits auseletautresplatstraditionnelsévoquantleurterrenatale–et toutcequ’ilsyavaientlaisséenlaquittant.Encoreenfant,ilcom- prendquelacuisineestvectriced’émotionset,plustard,ilécrira : « Unplatnationalestunecommunion. »Précisonsiciqu’Edouard dePomianeestnéEdouardPozerski,àParis,enavril 1875,ausein d’unefamilletrèspauvrederéfugiéspolonais.DéportéenSibérie après l’insurrection polonaise de 1861, son père, originaire de Vilnius,s’est enfuiavecsafuturefemmeetatrouvérefugedans le 18e  arrondissement de Paris, où ils ont adopté la nationalité française et le nom d’emprunt « de Pomiane ». Quand le père rejoint l’armée française, Edouard, alors adolescent, est chargé de faire vivre la famille avec la modeste solde du paternel. C’est là qu’il commence à se passionner pour la cuisine – et surtout pourlafaçondontonpeutbienmangeràpeudefrais.Choserare pour un homme de l’époque, il passe lui-même derrière les fourneauxetdevientunredoutablecordon-bleuamateur. Sil’hommeadeuxnoms–Pozerski/dePomiane –,c’estqu’ila deux identités. D’un côté, le scientifique; de l’autre, le gastro- nome. C’est en effet sous son patronyme polonais qu’il entame les études de médecine qui le conduiront jusqu’à l’Institut Pasteur. Mais sa passion pour l’alimentation sera toujours au cœurdesesrecherches,puisqu’ils’intéressed’abord aux ferments digestifs. Ses travaux seront d’ailleurs publiés dans des revues médicales de premier ordre. Très vite propulsé à la direction du laboratoire de physiologie alimentaire, il pose les fondementsd’unetoute nouvelle science : la « gastrotechnie ». Ce néologisme lui permet de dési- gner la part de science (phy- siqueetchimie) dans la gastro- nomie. Il tra- vaille ainsi sur les transfor- m a t i o n s c h i m i q u e s subies par les aliments au cours de leur préparation culi- naire, l’influence des températures sur les bactéries, les saveurs ou les textures. En cela, il est considéré par certains comme le précurseur de la cuisine dite moléculaire. Dans un registre plus léger, il invente également le concept de « psy- chisme culinaire », c’est-à-dire la façon dont on peut aiguiser l’appétit à travers la dimension visuelle ou olfactive des plats. A ses yeux, si la cuisine est un art, elle est avanttoutunescience– commetouslesarts :« Pourcomprendre le dessin, on apprend la perspective. Pour comprendre l’art gastronomique, on doit apprendre la science, qui est la base de l’art », écrira-t-il plus tard. Maisc’estsoussonautreidentité,celled’EdouarddePomiane, qu’il deviendra ce que l’on appelle aujourd’hui un foodie. Epicurien au coup de fourchette réputé magistral, il a écrit des dizainesd’ouvragesdegastronomie:deslivresderecettes,mais aussi des traités sur l’histoire des produits et des essais ➳ Chercheur à l’Institut Pasteur et auteurdel ivresderecettes,ilatrèstôtcherchéàcomprendrecequenosh abitudesalimentairesrévèlentdenotrehistoireetdenotrelien auxautres.Cefaisant,ilaoffertseslettresdenoblesseàlacuisi nefamiliale Par ANNA TOPALOFF Letoutpremier “foodie” TENDANCES DE ÉDOUARD POMIANE
  • 3. L’OBS/N°2911-13/08/202074 LIVRE POCHE - AGENCE ROL/BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE pratiques(oufranchementphilosophiques)surl’artdebien manger.Cefaisant,ilaoffertàlacuisinefamiliale– cellequel’on confectionne chaque jour, et pas celle des grands restaurants – seslettresdenoblesse.« Ilposesurelleunregarddescientifique, biensûr,maistoujoursavecbeaucoupd’humanité.Quandildécrit avec précision le temps de cuisson nécessaire à la confection d’un friand, par exemple, il raconte aussi la saveur de ceux qu’il dévo- rait, le dimanche, sur les hauteurs de Montmartre, quand il était enfant », note Laurent Seminel, fondateur des éditions Menu Fretin et grand admirateur d’Edouard de Pomiane, dont il a entrepris ces dernières années de republier l’œuvre. Son premier ouvrage « grand public » est intitulé « Bien manger pour bien vivre ». Si ce titre évoque les best-sellers qui envahissent désormais les rayons des librairies, il a été écrit en 1922 et couronné l’année suivante d’un prix de l’Académie française. Pomiane y présente uneversionvulgariséedesestra- vaux à l’Institut Pasteur et y déroulesathéoriesurlebien-être procuréparlaconsommationdu bon, du bien et du beau manger. Une petite révolution car, à l’époque, les vertus de la nourri- ture ne sont perçues qu’en fonc- tion de leurs valeurs purement nutritives.Ilfautdirequ’Edouard de Pomiane a plus d’un coup d’avance: dans cet ouvrage, il évoque aussi des questions qui nousparaissentaujourd’huicen- tralesmaisquine l’étaientpasau début du xxe   siècle, comme la réductiondelaconsommationde viande ou la lutte contre le gas- pillage alimentaire. Toutefois,EdouarddePomiane n’estpasdecesmédecinsprônant unrégimestrictpourmoinsman- ger et vivre plus longtemps. Bien aucontraire.Quelquesannéesplustard,ilpublieraainsiunlivre autitreévocateur:« VingtPlatsquidonnentlagoutte ».Ilyfus- tigelesthéorieshygiénistesquicommencentàfaireflorèsausein de la bourgeoisie et qui imposent « nouilles sans beurre, beurre sanspain,painsanssauce,saucessansviande,viandessanstruffes, truffessansparfum,parfumsansbouquet,vinsansivresse,ivresse sans gaîté… » On n’ose imaginer ce que Pomiane penserait des dernièrestendancesfooddenotreépoque :pâtisseriessanssucre, burgerssansviande,laitsanslactose…Pourl’historiennedel’ali- mentationJuliaCsergo,onnepeutcomprendrecettephilosophie vigoureusementépicuriennequesionlarelieà« laproximitéde Pomiane avec le manque, pour ne pas dire la faim. C’est elle qui justifielarésistancequ’ilapuopposerauxrégimesaustèresprônés par ses confrères ». C’est elle, aussi, qui lui permet d’écrire cette saillietonitruante(etjoyeusementrebelle) :« J’aimemieuxavoir lagouttequedemepriverdetouslescharmesdelavie ! » Cetteconnaissanceintimedumanqueluiserviraaussiplustard, pendantl’occupationallemande,quandunnombreimportantde produitsneseraplusdisponibledanslesmagasins.Ilpublieraainsi unlivreintitulé« Mangerquandmême »,dédiéàlacuisinederes- triction,« pauvreeningrédientsmaisricheenimprévus ».Ilypré- sente les 1001 façons d’accommoder le rutabaga, mais aussi de nombreuses recettes alternatives pour cuisiner sans matières grasses et même confectionner une crème pâtissière au café « sanscrème,sanssucreetsanscafé »!Sonlivreserarééditéchaque annéejusqu’àlafindelaSecondeGuerremondiale. Mais là où Pomiane est particulièrement précurseur, c’est quand il publie un livre intitulé « la Cuisine en 10 minutes, ou l’adaptationaurythmemoderne ».Letitreévoquelesrecensions derecettesparuesdanslesannées1980et,pourtant,noussommes en 1930, quand Pomiane écrit: « La vie moderne nous fait brûler les étapes. Arrangeons-nous pour qu’elle ne nous fasse pas brûler notre beefsteak! » On y apprend comment confectionner en quelquesminutesseulement « desnouillesàlatchèque »,uneraie aubeurrenoir,deslangoustinesàl’américaine,despiedsdeporc panés, de la tête de veau à l’huile… Et tout un tas de plats plus savoureux(etmêmemoinschronophages !)quenoscoquillettes jambon-fromage.Bienavanttoutlemonde,etbienavantqueles femmes investissent en masse le marché du travail, Pomiane comprendquelaquestiondutempsseraessentielledanslagas- tronomiefamiliale.Etceuxquinepeuvent(ounesouhaitent)pas passertropdetempsderrièrelesfourneauxn’ontpasàenrougir. Pomiane dédie ainsi son livre « à l’étudiant, à la midinette, PRÉCURSEUR, ÉDOUARD DE POMIANE PUBLIE EN 1930 UN OUVRAGE « POUR S’ADAPTER AU RYTHME MODERNE » ET NÉANMOINS BIEN MANGER. (ICI, L’ÉDITION DE 1973). TENDANCES
  • 4. L’OBS/N°2911-13/08/2020 75ALBIN MICHEL - PHOTO INGI PARIS/AKG-IMAGES à l’employé,àl’artiste,auparesseux,aupoète,àl’hommed’action, à tous ceux qui ne disposent que d’une heure pour déjeuner et qui veulentavoir,quandmême,unedemi-heuredelibertépourcontem- pler la fumée de leur cigarette, tout en buvant gorgée par gorgée unetassedecaféquin’amêmepasletempsderefroidir ». MaisPomianenes’estpascontentéderévolutionnerleslivres derecettes.Entre1923et1929,ilaaussiprésentélatoutepremière émission culinaire radiophonique. Tous les vendredis soir, sur l’antenne de Radio Paris, il animait ainsi « Radio Cuisine », dans laquelleilmêlaitvulgarisationdela« gastrotechnie »,anecdotes et histoire des plats traditionnels du monde entier. Décryptage chimique du pot-au-feu, éloge de la pâte à tarte friable ou alerte quant à la souffrance des homards tranchés vivants, ses chro- niques n’ont pas pris une ride et n’ont rien à envier à celles qui, aujourd’hui, envahissent les ondes, maintenant que la food est partout. On peut les écouter sous forme de podcast (disponible surlesitedeséditionsMenuFretin)oulesliredanslecoffreten deux volumes paru récemment chez le même éditeur. Dans la préface,François-RégisGaudry,animateurdel’excellenteémis- sionculinaire« Onvadéguster »,surFrance-Inter,glissecetéloge: « L’homme aux moustaches exubérantes avait assez d’érudition, de charmeetdecharismepourfourniràtoutprétendantaumicro, jusqu’àaujourd’hui,desraisonsdecomplexer. »C’estdire. Quand il lui reste du temps, Edouard de Pomiane donne aussi des cours de cuisine très courus – préfigurant, là encore, les masterclass et autres ateliers que donneront plus tard les chefsdevenusstars.Unecertaine Mapie de Toulouse-Lautrec, inventrice des cultissimes «  fiches cuisine  » du maga- zine  « Elle », suivra ainsi ses leçons. C’est dans ce contact direct avec son public qu’il posera les bases d’un style que l’on retrouve dans toute son œuvre.Saplusgrandeoriginalité réside dans la rédaction de ses recettesàlapremièrepersonne : il ne donnepas d’ordre àl’impé- ratif, ni de conseil à l’indicatif, il nousinviteàlesuivredansses proprespérégrinationsendisant « J’ajoute l’eau » ou « Je laisse fondre le beurre ». A la fin d’une recettedemaquereauàlapoêle,parexemple,ilglisse :« J’aioublié devousdired’ouvrirlafenêtre.Vousvousendoutiez. »Ce quifera direauchefétoiléAlainDucasse,grandadmirateurdePomiane : « Il nous parle toujours en ami. » Ce qui frappe, encore une fois, c’est la folle modernité du ton: tout en connivence avec son public,auquelils’adressedirectement,avechumouretensemet- tant lui-même en scène pour mieux illustrer ce qu’il faut faire… etnepasfaire.Aufond,ilpréfigurecequesera,biendesannées plustard,letondesblogueursfoodquisefilmententraind’éviter in extremis le ratage complet d’un soufflé au fromage. Ce style – complètementinéditàl’époque –afaitdePomianeuneperson- nalité célèbre et médiatisée. S’il est injustement tombé dans l’oublicesdernièresannées,rappelonsqu’àlafindesavieilposait pour« Elle »,auxcôtésd’unebrochettedemannequins,danssa proprecuisine.Etque,cefaisant,ilestdevenul’undespremiers peopledelafood.■ 1957. LE CÉLÈBRE POMIANE, ÉPICURIEN AU COUP DE FOURCHETTE RÉPUTÉ MAGISTRAL, LORS D’UNE RÉCEPTION À « LA VIE MÉDICALE ». SES COURS DE CUISINE PRÉFIGURENT LES ATELIERS DES CHEFS D’AUJOURD’HUI. ICI, EN DÉCEMBRE 1925. CET OUVRAGE QUI ÉVOQUE LES BEST-SELLERS DES RAYONS DE NOS LIBRAIRIES, A ÉTÉ ÉCRIT EN 1922 (ICI, L’ÉDITION DE 1948). TENDANCES