Thierry Lefebvre et Sebastien Poulain, « Radios libres : retour sur le « big bang » de la démocratisation médiatique », The Conversation, 7 décembre 2021, 22h24, https://theconversation.com/radios-libres-retour-sur-le-big-bang-de-la-democratisation-mediatique-171377
De la place accordee aujourd’hui au silence à la radio
Radios libres : retour sur le « big bang » de la democratisation mediatique
1. Radios libres : retour sur le « big bang » de la
démocratisation médiatique
Référence : Thierry Lefebvre et Sebastien Poulain, « Radios libres : retour sur le « big bang » de la démocratisation médiatique », The Conversation, 7 décembre 2021, 22h24,
https://theconversation.com/radios-libres-retour-sur-le-big-bang-de-la-democratisation-mediatique-171377
Michel Fiszbin (alias Robert Lehaineux) dans « Carbone 14, le film » de Jean-François Gallotte et Joëlle Malberg,
1983. Carbone 14, Fourni par l'auteur
7 décembre 2021, 22:24 CET
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Alors que nous approchons de l’anniversaire officiel du lancement du média radio en
France il y a 100 ans, revenons sur le « big bang » qui a eu lieu il y a 40 ans avec la
libéralisation de l’audiovisuel, autrement dit les débuts de la démocratisation
médiatique légale.
Le 9 novembre 1981, il y a donc quarante ans, la loi n° 81-994 « portant dérogation au
monopole d’État de la radiodiffusion », défendue devant les deux assemblées par le
2. nouveau ministre de la Communication Georges Fillioud, donnait le signal de départ
officiel à une démocratisation des ondes déjà largement anticipée par les radios
« libres » – ces stations à la fois pionnières, illégales et réprimées, qui avaient
courageusement émis, sans la moindre autorisation des pouvoirs publics, entre 1977 et
1981 : Radio Verte, Radio Riposte, Radio Lorraine cœur d’acier, Radio Ici et
Maintenant…
“Libre Antenne. L'histoire des Radios Libres et de la libération des ondes en France”, un film d'Antoine Lefébure et Marc-Alexandre
Millanvoye, réalisé par Matthias Sanderson, Canal+, le 23 août2001. https://www.youtube.com/watch?v=_G7aq9pJ5tc
Désormais, des associations à but non lucratif étaient autorisées à émettre à l’échelle
locale – donc nécessairement en modulation de fréquence –, à la condition expresse
d’en faire la demande, même a posteriori, auprès d’une « commission consultative des
radios locales privées ».
À charge pour cette dernière de séparer le bon grain de l’ivraie parmi la pléthore des
stations (662 projets déposés au 16 février 1982 : Radio Amiens, Radio Gilda…) nées de
manière plus ou moins spontanée après l’élection de François Mitterrand à la
présidence de la République, tout en veillant à « assurer l’expression libre et pluraliste
des idées et des courants d’opinion ».
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3. Manifestation du 3 septembre 1983 contre les saisies de radio. social-photostore.fr
Beaucoup de ces radios ne passeront pas le cap du milieu des années 1980 (Fréquence
libre, Ark en ciel FM, Génération 2000) et seront même saisies (Carbone 14, Radio
Mouvance, Radio VoKa…), tandis que d’autres gagneront leur rapport de force (NRJ, La
Voix du Lézard – future Skyrock –, RFM…).
4. Affiche de Radio Mouvance à l’occasion de sa 6 ᵉet dernière saisie le 24 avril 1986. artsandculture.google.com
Malgré ses défauts et une certaine naïveté de conception, cette loi princeps fut à
l’origine d’un véritable « big bang » des médias (la télévision fut également
indirectement affectée avec la création de Canal+ le 4 novembre 1984, puis la création
de La Cinq et de M6 en 1986, la privatisation de TF1 en 1987, l’arrivée de la TNT en
2005…), dont nous savourons (ou déplorons) les effets à notre époque d’infobésité
généralisée. Sous son impulsion, les « radios locales », auxquelles nous venons de
consacrer un ouvrage collectif, s’imposèrent progressivement comme la nouvelle
norme, remisant les ondes longues/moyennes et la modulation d’amplitude, jadis
dominantes, au rayon des antiquités technologiques.
5. Une évolution au long cours
Certes, en quarante années, les choses ont beaucoup évolué. Dès le 29 juillet 1982, une
deuxième loi ([n° 82-652]), tout aussi importante que la première, gomma le mot
« dérogation » du vocabulaire bureaucratique. On parla désormais d’« autorisation »,
preuve, si besoin était, que le monopole honni était bel et bien mort. Un organisme
régulateur fut créé, dont le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et la future Autorité
de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom, résultant de la
fusion en cours du CSA et de l’Hadopi) sont aujourd’hui les héritiers. La publicité fut
officiellement admise en 1984, afin de mettre un terme aux pratiques clandestines
quelque peu déshonorantes des radios musicales qui, à partir de la loi n° 86-1067 du
30 septembre 1986 « relative à la liberté de communication », se constituèrent, de
manière enfin légale, en puissants réseaux.
« La liberté de déplaire », Fréquence Libre, 1984, Coll. T. Lefebvre. https://www.youtube.com/watch?v=-d9YjVD5Rc8
Puis, à l’occasion de son communiqué n° 34 du 29 août 1989, le CSA posait l’existence,
aux côtés du service public (Radio France), de cinq catégories de radios qui structurent
toujours le paysage hertzien français : associatives non commerciales (catégorie A),
commerciales indépendantes (catégorie B), franchisées ou affiliées à un réseau mais
devant effectuer une part de programme local (catégorie C), réémetteurs passifs d’un
programme thématique, le plus souvent musical (catégorie D), réémetteurs passifs
d’une ancienne radio généraliste dite « périphérique », par exemple RTL ou Europe 1
(catégorie E).
6. Les radios libres et la publicité en 1984, 23 mai 1984, Antenne 2, Archive INA. https://www.youtube.com/watch?v=IUFkOyFu6yU
De nos jours, on dénombre quelque 130 radios commerciales indépendantes (il n’y avait
qu’une poignée de « périphériques » à la fin des années 1970) et pas moins de 569
radios associatives en métropole (aucune à l’époque du monopole d’État à l’exception
sporadique de Radio Campus Lille à partir de 1969 !). Ces dernières en particulier, qui
font la richesse et la spécificité du paysage médiatique français, ont su s’ancrer dans les
territoires grâce, entre autres, au Fonds de soutien à l’expression radiophonique
locale (FSER), dispositif remarquable créé en 1982 afin de leur permettre d’assurer des
missions de communication sociale de proximité. La variété des contenus musicaux,
éducatifs, culturels ou militants proposés sur la « bande FM », ne peut que surprendre
l’auditeur qui prend réellement la peine de l’explorer et de l’écouter vraiment. Et le
déploiement en cours de la « radio numérique terrestre » (RNT), qui n’est qu’une
évolution technologique parmi tant d’autres, ne devrait pas changer la donne, bien au
contraire.
7. « Pou rquoi la Radio Numérique Terrestre (RNT) ne décolle pas en France ? », « De Qu oi J’me Mail », 01netTV-RMC, 2018.
https://www.youtube.com/watch?v=jFQ7 -ZjmOQU
Un avenir incertain
Certes, la montée en puissance du web depuis le début du XXIe siècle semble désormais
mettre en difficulté ce formidable outil, si patiemment élaboré au fil des décennies.
L’écoute de la radio atteignait son acmé en novembre-décembre 2014 avec 43,6 millions
d’auditeurs en audience cumulée. Depuis, elle ne cesse de décliner (38,2 millions
en juillet-août 2021) avec aggravation lors de la pandémie.
Ce n’est pourtant pas faute de s’être adaptée : les stations ont eu tôt fait de se numériser
(postradiomorphoses), elles ont conquis de haute lutte leur place surnos smartphones,
elles ont su faire leur miel des réseaux sociaux, les webradios associées ou
complémentaires ont proliféré (NRJen disposaient par exemple de 829 en mars
2021 !), le streaming, les podcasts « original » (la start-up Luminary aux États-Unis a
levé 100 millions de dollars) et « replay » connaissent un réel engouement (80 millions
de téléchargements mensuels pourla seule Radio France) ; et le déploiement en cours
(freiné longtemps par les réseaux dominants) de la RNT voit l’émergence de nouveaux
acteurs locaux appelés, peut-être, à fédérer de futures communautés d’auditeurs.
Toujours est-il que la mondialisation s’avère toujours plus prégnante, politiquement,
économiquement et bien sûr médiatiquement. Les médias locaux sont-ils amenés à
disparaître sous les coups de boutoir répétés des Gafam ? Quelques « J’aime » sur
Facebook permettent en effet à ce mastodonte de connaître les goûts d’un internaute,
plus finement sans doute que ne le feraient ses propres relations et collègues selon une
étude publiée en 2013. L’ultra mondial (en pratique, l’oligopole qui s’est substitué aux
monopoles étatiques d’antan) peut désormais se connecter directement avec l’ultra
local, et tout particulièrement avec les individus. Au premier semestre 2021, Google,
YouTube, Facebook, Amazon & Twitch accaparaient 70 % du marché publicitaire digital
8. en France, selon une étude menée par l’Observatoire de l’e-pub du Syndicat des régies
Internet (SRI). Cela laisse à l’évidence fort peu d’opportunités aux médias traditionnels,
en particulier aux radios locales, et même aux pure-players qui tentent leurchance ici
et là.
Les nouvelles générations – qui ont leur premier téléphone à 9 ans et 9 mois en
moyenne selon Médiamétrie - sont attirées, de manière semble-t-il irrésistible, par les
sirènes du cyberespace : YouTube et le défilé fuligineux des réseaux sociaux focalisent
toute leurattention. C’est leur liberté et nous ne la contestons pas. Mais cela risque de
poser, à plus ou moins long terme et sauf renversement improbable de tendance, le
problème du renouvellement des auditoires.
Le problème n’est d’ailleurs pas propre au média radiophonique : la télévision
traditionnelle, la presse, l’édition, le cinéma en salle, etc., vivent avec la même épée de
Damoclès. D’où des phénomènes de concentration médiatique au sein de quelques
groupes pour obtenir davantage de moyens – à l’image de la possible fusion entre TF1 et
M6 – tandis que l’audiovisuel public doit paradoxalement faire des économies (190 M€
en moins sur la période 2018-2022).
Im age de radio PiLi (Par ici Les idées), webradio de l’Office Central de la Coopération à l’Ecole (OCCE). occe.coop
Mais à la différence de ces derniers, la radio dispose d’un atout considérable : ce fameux
maillage territorial qui fait que, non loin de chez soi, il y a très probablement un studio,
une équipe constituée de permanents et de bénévoles, bref un lieu idéal d’apprentissage
(l’éducation aux médias et à l’information) qui est de plus en plus nécessaire), trop
souvent ignoré par les jeunes gens concernés, du fait de l’absence de fléchage, aussi bien
dans le cadre scolaire que dans celui, pourtant bien moins contraint, des activités
parascolaires.
Le « big bang » de novembre 1981 doit donc se poursuivre et surtout se réinventer.
9. Thierry Lefebvre et Sebastien Poulain viennent de publier Les radios locales :
histoires, territoires et réseaux (Ina/L’Harmattan, 2021). Thierry Lefebvre a
également publié récemment L’Aventurier des radios libres : Jean Ducarroir (1950-
2003) (Glyphe, 2021).
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Sonia Zannad
Cheffe de rubrique Culture
Auteurs
1. Sebastien Poulain
Docteur en science de l'information et la communication, laboratoire Mica, Université Bordeaux Montaigne,
enseignant dans plusieurs universités, spécialiste de médias, ESS, contre culture, Université Bordeaux Montaigne
2. Thierry Lefebvre
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Paris
Déclaration d’intérêts
Thierry Lefebvre a été membre du Comité territorial de l'audiovisuel d'Île-de-France (rattaché au CSA) de 2005 à 2017.
Sebastien Poulain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer
profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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