Sommaire :
Tout sauf la Chine et les États-Unis ? Occuper le vide. Par David Simonnet.
Au-delà de l’affaire Alstom : une volonté de puissance sans limites… Entretien avec Éric Branca.
Sun Tzu vs Donald Trump… Quand la stratégie adore le vide ! Entretien avec Pierre Fayard.
2. CONFLITS 69
le documentaire guerre fantôme, diffusé
récemment sur la chaîne parlementaire, qui
racontel’histoiredurachatd’alstompargene-
ral electric,a beaucoup marqué l’opinion.en
lisant votre livre, on s’aperçoit que les
méthodes employées pour s’approprier cette
entreprise-clé participent de la stratégie à
longtermedéployéeparlesétats-unisquand
ils’agitdefaireplierleursconcurrents…
…Ou,enl’espèce,des’inviterdansunsec-
teur à très haute plus-value stratégique.Ce
quiestexactementlecasd’Alstompuisque,
enprenantlecontrôledecefleurondel’in-
dustriefrançaise,nos«amis»d’outre-Atlan-
tique ont ôté à la France la maîtrise de sa
filière nucléaire civile.Rappelons que celle-
ci reposait sur trois piliers: Areva, qui
conçoit nos réacteurs nucléaires et exporte
notre technologie; Alstom qui produit les
turbines de nos centrales; et EDF qui gère
letout.Cetteintégration,voulueparlegéné-
ral de Gaulle, était essentielle, puisqu’elle
fondaitnotreautonomieénergétique(75%
de notre électricité étant nucléaire) et per-
mettait à la France de vendre son savoir-
faire à des pays désireux de ne pas être à la
merci du bon vouloir américain.Ces deux
avantages sont bel et bien forclos: nous
dépendonsdésormaisdesÉtats-Unispour
l’entretien de nos centrales,ce qui,vous en
conviendrez, est gravissime en termes de
sécurité nationale; quant à ceux qui ache-
taient notre technologie, justement parce
qu’elle était 100% française, quel intérêt
auraient-ilsàpersister?
CeWaterloopolitique,industrieletcom-
mercial, c’est justement ce que de Gaulle
avaitcherchéàrendreimpossibleenfaisant
delaFranceunepuissancenucléaireàpart
entière, avec la création d’une filière civile
inséparabledel’avènementdeladissuasion
atomiquequielle-mêmen’auraiteuaucun
senssanslasortieducommandementinté-
gré de l’Otan.
Quand on rapproche la réintégration
dansl’OtanvoulueparNicolasSarkozyde
la mise sous tutelle américaine de notre
industrienucléairecivilepermiseparFran-
çois Hollande, on se dit, avec Alphonse
Allais, qu’une fois «les bornes dépassées, il
n’y a plus de limites»…
autrement dit?
En quelques années,la France a accepté,
defait,cequedeGaulleavaitmisunpoint
d’honneur à refuser: un libre-échangisme
mondial permettant aux États-Unis d’in-
vestir et d’exporter non sans se réserver le
privilège de protéger leurs productions
nationales quand le besoin s’en fait sentir;
l’extraterritorialité de leur droit, principe
envertuduqueltouteentrepriseétrangère
utilisantledollarpeutêtreamenéeàrendre
compte devant les tribunaux américains;
enfin et surtout,le monopole de ce même
dollarquiplacetoutunchacunenposition
d’êtreconcernéparcetteextraterritorialité!
Ce qui s’est passé avecalstom…
Absolument,mais pas seulement.Il faut
savoir qu’avant Alstom, General Electric
avaitmenacéquatreautresentreprisespour-
suivies pour faits de corruption (1)
des fou-
dres de la justice américaine si elles
refusaientsespropositionsderachat.Etl’on
connaît les calamités qui se sont abattues
sur Total, Peugeot et BNP quand elles ont
gêné leurs concurrents américains, sans
parler de Technip et Alcatel, carrément
absorbées. Ni de ce qui attend Airbus,
Sanofi,laSociétégénéraleetAreva,pareille-
mentdanslecollimateurdesAméricains…
Dans un tel contexte,comment protéger nos
entreprises?
En plaçant le réalisme au niveau qui
convient.Aujourd’hui,leréalismeconsiste
à éviter le rapport de force en se rangeant
sans discuter à la raison du plus fort.Avec
de Gaulle à la tête de l’État, le principe de
réalité consistait, au contraire, à accepter
le rapport de force en usant de tous les
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / enTreTIen AveC érIC BrAnCA
Dans son dernier livre,L’Ami
américain (Perrin,2017) éric Branca
insiste sur la guerre économique
sans merci menée par les états-Unis
pour empêcher la France de
redevenir,après-guerre,une
puissance de premier plan.Grâce à
l’emploi simultané de trois armes :
le libre-échangisme mondial,
l’unilatéralisme juridique et le
monopole du dollar.Retour sur une
stratégie qui,depuis le plan Marshall
jusqu’au rachat-neutralisation
d’Alstom a détruit des pans
entiers de notre industrie…
Au-delà de l’affaire Alstom :
une volonté de puissance sans limites…
Historien et journaliste, Éric Branca est né en
1958. Membre de la Fondation Charles de Gaulle,
il a signé une quinzaine d’ouvrages, parmi lesquels
De Gaulle et les Français libres (Albin Michel,
2010), L’Histoire secrète de la droite, 1958-2008
(Plon,2008) ou encore 3000 ans d’idées politiques
(Chronique, 2014). Son dernier livre, qui traite de
la guerre secrète menée par Washington contre la
France gaulliste,est le fruit d’une patiente recherche
dans les archives américaines déclassifiées.
3. 70 CONFLITS
moyens à notre disposition. Songez que
lorsqu’il a mis en cause le monopole du
dollar, il ne s’est pas borné à constater
combienle«privilègeexorbitantdesÉtats-
Unis de pouvoir payer leurs dettes avec
leur propre monnaie» devenait une
machine à exporter l’inflation mais aussi
à financer la prise de contrôle de l’écono-
mie mondiale, et spécialement euro-
péenne,par leurs multinationales.Il a agi.
Pourfreinercettecolonisation,iladonc
entrepris de créer une autre force de
frappe,économique celle-là,afin d’impo-
ser, le moment venu, une réforme du sys-
tème monétaire international fondée sur
le retour pur et simple à l’étalon-or – cet
or,disait-il,«quin’apasdenationalité,qui
est tenu, éternellement et universellement,
comme la valeur inaltérable et fiduciaire
par excellence».
Dès1958,ilaainsicommencéàéchanger
contredel’orunegrandepartiedesdollars
détenus par la Banque de France. De 1958
à 1963, nos réserves de métal précieux ont
grimpéenflèche,passantde581millionsà
prèsde3,2milliardsdedollars.Demême,il
n’apaslésinésurlessymbolesenenvoyant,
par exemple,la Marine française convoyer
verslesÉtats-Unisquelque150millionsde
dollars-papier pour ramener en échange
deslingotssonnantsettrébuchants!
Le résultat ne s’est pas fait attendre: fin
1967,lestockd’oraméricainavaitfondude
moitié,passantde22milliardsdedollarsen
1957à11milliardsdixansplustard!Cequi
prouvedemanièreincontestablequesiplu-
sieurs grands États avaient, au même
moment,imitélaFrance,Washingtonn’au-
rait pas disposé d’assez d’or pour honorer
la demande et maintenir la parité officielle
quelesÉtats-Uniseux-mêmesavaientfixée
à la conférence de Bretton Woods de 1944,
àsavoir 35dollarspouruneonced’or…
Devantcettedémonstrationflagrantedu
mensongesurlequelétaitfondélechoixdu
dollarcommemonnaiederéserveinterna-
tionale,undébutdepaniqueavaitgagnéla
Réserve fédérale américaine. Bref, juste
avant les «événements» de Mai 1968, la
peur avait changé de camp. Au point que
la presse américaine avait trouvé un
surnom à de Gaulle: «Gaullefinger», allu-
sionauGoldfingerdeJamesBond,lebandit
qui, pour devenir maître du monde, veut
dévaliser Fort Knox, où sont détenues les
réserves d’or de la Banque centrale des
États-Unis!
En novembre 1967, le Général avait
même tenté de passer en force en tentant
de convaincre les Allemands d’accompa-
gner la France dans son combat pour le
retour à l’étalon-or. Willy Brandt, alors
ministre des Affaires étrangères socialiste
dela«grandecoalition»aupouvoiroutre-
Rhin,était prêt à jouer le jeu en engageant
àsontourunachatmassif d’orfinancépar
les dollars que détenait la Bundesbank…
Mais le chancelier chrétien-démocrate,
Kurt Kiesinger, aussi hostile à de Gaulle
qu’il le fut naguère à la politique franco-
phile d’Adenauer, s’y était opposé, et avait
informé illico lesAméricains.
QuisaitcequiseraitadvenusiBrandt,qui
deviendra chancelier deux ans plus tard,
avaitétéauxaffaires?Onnerefaitpasl’his-
toireavecdes«si»,maisilestprobableque,
dans l’hypothèse d’un front commun
monétairefranco-allemand,laRéservefédé-
rale américaine n’aurait pas tenu le choc et
auraitété amenéeànégocier…
etpuis,commevouslerappelez,Mai1968est
passé par là…
Ce qui a permis aux Américains de
contre-attaquer en spéculant contre le
franc, affaibli par la crise, et bientôt d’en
finir avec la convertibilité du dollar en or
qui avait failli leur coûter si cher. Mais le
moins qu’on puisse dire est qu’ils avaient
euchaud,commeentémoignelecynisme
du secrétaire d’État,John Connally,décla-
ranten1971aurestedumonde:«Ledollar
estnotredevise,maisàpartirdemaintenant,
c’estvotreproblème!»Cequialeméritede
la clarté!
De gaulle n’était-il pas bien seul à vouloir
défendrelesentreprisesfrançaisescontreles
visées expansionnistes américaines?
C’estlemoinsqu’onpuissedire,comme
entémoignel’affaireBull,quiannoncel’af-
faire Alstom. Rappelons les faits:
jusqu’alors numéro deux mondial de l’in-
formatique, l’entreprise française Bull,
vedette de la Bourse de Paris,est victime,à
partir de 1963, de la concurrence améri-
caine(IBMet,déjà,GeneralElectric)mais
aussietsurtoutdel’embargodécrétéparle
président Johnson qui interdit de vendre
auxFrançaiscertainscomposantsinforma-
tiques stratégiques. Malgré son produit
phare, l’ordinateur Gamma 600, capable
d’enregistrer 600000 chiffres en une
seconde, l’entreprise est en grande diffi-
culté. De Gaulle demande alors à Valéry
Giscard d’Estaing, ministre des Finances,
detoutfairepourquecetteentreprise,dont
le CEA a impérativement besoin pour la
miseaupointdelabombeH,netombepas
entre des mains étrangères. Mais Giscard
ne proposera à l’actionnaire principal,
Joseph Callies, que la garantie de ses
emprunts.Lequeldécideradecéder,auprix
fort,49%desespartsàGeneralElectricqui,
en 1967, prendra la majorité à la faveur
d’une recapitalisation de l’entreprise. L’af-
faire jouera un rôle certain dans le renvoi
de Giscard auquel de Gaulle reprochera
d’avoirété«moudugenou»surcedossier.
Un défaut très français qui,semble-t-il,
n’a fait que croître et embellir! w
1. Amersham, Ionics, Vetcogray et Invision.
POuR en SavOiR PluS :
éric Branca
L’Ami américain,Washington contre de Gaulle
1940-1969, Perrin, 2017, 23 €
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / enTreTIen AveC érIC BrAnCA
De Gaulle et Johnson
lors de leur unique
rencontre en tête à
tête, le 26 novembre
1963, juste après l’en-
terrement de Kennedy.
En route pour cinq ans
de guerre ouverte.
4. CONFLITS 71
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / enTreTIen AveC PIerre FAYArD
un langage imagé, Mao Zedong le tradui-
sait par marcher sur ses deux jambes, soit
l’Armée Rouge d’une part et la guérilla
d’autre part.Selon le déroulement des cir-
constancesetdeladialectiquedesvolontés
auxprises,cesdeuxforcesnesontpasfixes
mais interchangeables. Ainsi, une ruse
identifiée devient Zheng, ce qui permet àZheng, ce qui permet àZheng
des ressources conventionnelles d’agir de
manière non conventionnelle Ji, dans un
jeusansfinoùintelligenceetconnaissance
font toute la différence.
Ainsi en va-t-il de la progression de la
puissancechinoisesurtouslescontinents. w
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enquoil’œuvredeSuntzuest-elleenmesure
denouséclairerpourdécrypterl’actuellestra-
tégie chinoise face aux états-unis ?
LalecturedeSunTzuéclairelesmodali-
tés du conflit que se livrent aujourd’hui
deux volontés impériales,et fait contraste
avec la caricature de stratégie portée par
Donald Trump. « D’abord se rendre invin-
cible, puis attendre des occasions de victoire
des erreurs adverses », recommandait Sun
Tzu25sièclesenarrière.Danscechocgéo-
politique, mais aussi économique, le loca-
tairedelaMaison-Blanches’enfermedans
des exigences localement autocentrées,
aveugles à une vision globale ainsi qu’au
moyen-long terme, et cela dans le main
stream d’une conception managériale et
technologiquedelastratégie.Faceàlui,un
empire plurimillénaire avance posément
ses pions en mettant à profit les failles,
voirelesbéances,dujeuadverse.Tueravec
uncouteaud’empruntestletitreembléma-
tiquedu3e
stratagèmetraditionnelchinois,
et le paradoxe veut que ce soit Trump lui-
même qui tienne le manche du couteau
contrel’Amérique!Laremiseencausedu
traitétranspacifiqueoulesreculadesamé-
ricaines sur le climat constituent ainsi de
formidables appels d’air pour la volonté
de puissance de l’Empire du Milieu.
PourSunTzu,l’ingrédientfondamental
de la stratégie est la connaissance car « les
armes sont des instruments de mauvais
augureàn’utiliserqu’enultimerecours».Le
stratège exemplaire est invisible. Il vise en
prioritél’espritdel’adversairepourl’instru-
mentaliseretlemanipulersansluioffrirde
points d’appui au contre. Comment agir
contre ce que l’on ne perçoit pas ou que
l’oninterprètedemanièreerronée?L’intel-
ligencedel’autreincarneuningrédientcen-
tral de la stratégie. C’est elle qui permet
d’attaquer en pleine lumière pour fixer l’at-
tention, mais de vaincre en secret avec éco-
nomie et efficacité sans que l’on identifie
stratège sous roche. Sun Tzu nous enseigne
«lastratégieavec»quiconstruitetquidure
plus que « la stratégie contre » coûteuse,
hasardeuse, génératrice de ressentiment…
« L’art de la guerre est comme l’eau qui fuit
leshauteursetquiremplitlescreux»ditSun
Tzu.Ilcontourneforcesetrésistances,pro-
fitedelatopologiedessituationspouraccé-
lérersesmouvementscommelevideattire
le plein car la stratégie adore le vide.
les leçons que dégage Suntzu sur le plan de
la stratégie militaire sont-elles déclinables
danslaguerreéconomique ?quelintérêtpour
les chefs d’entreprise français et européens
de lire Suntzu ?
La stratégie recouvre l’exercice de la
volonté,quelqu’ensoitledomained’appli-
cation,mais l’approche qu’en fait Sun Tzu
est particulièrement en phase avec les
conditionsdescompétitionséconomiques
et des chocs de puissances de ce début de
XIXe
siècle. La vision chinoise du réel en
constituelatoiledefond.Elleconsidèreque
la seule constante est le changement dans
une interdépendance globale des phéno-
mènes.Danscetteoptique,l’artstratégique
consiste à raisonner global et exceller à se
positionner pour faire avec les mutations,
tendances et changements. Puisque les
contraires (yin & yang) sont interdépen-
dants au point de se donner naissance
mutuellement, il existe toujours quelque
partdesventsfavorablespourquisaitsentir
et choisir les bons caps.Et si la situation se
révèledésastreuse,le36e
stratagèmeoffrela
meilleuredessolutions,àsavoirlafuitequi
préservelesressourcescarlarouetourne…
Sun Tzu recommande d’articuler deux
forces complémentaires, l’une visible et
conventionnelle(Zheng)etuneautre,invi-Zheng)etuneautre,invi-Zheng
sible et extra-ordinaire (Ji) qui progresse
hors conventions derrière les lignes.Dans
Sun Tzu vs Donald Trump…
Quand la stratégie adore le vide !
EXPLORE LE CHAMP DES RAPPORTS
ENTRE LA GéOPOLITIQUE ET LES ENTREPRISES
Professeur émérite de l’université de Poitiers, cher-
cheur en intelligence culturelle de la stratégie, ensei-
gnantauBrésiletceinturenoire4e
danenaïkido,Pierre
Fayard est un vulgarisateur au long cours de la pensée
stratégique chinoise. Dans la nouvelle édition entière-
mentrevueetaugmentéedesonComprendreetappli-
quer Sun Tzu. En 36 stratagèmes (Dunod, 2017), il
explique comment,depuis SunTzu,un principe central
enconstituelenordmagnétique:l’économie !Oucom-
ment optimiser les ressources, tirer profit des circons-
tances,desstratégiesetdesmoyens,notammentceux
desalliés,desconcurrents,voiredesadversaires...« Ce
n’est pas parce que l’autre est mon ennemi que je ne
peux pas en tirer parti », écrit Pierre Fayard. Intégrant
deux principes dérivés que sont l’harmonie et le para-
doxe, cette tradition stratégique se décline autant sur
le plan géopolitique que dans la guerre économique.