1. FANTÔME DE LA LIBERTÉ
Entretien Loris Gréaud & Marie-Laure Bernadac
MARIE-LAURE BERNADAC : Vous êtes intéressé par l'espace de la pyramide depuis
longtemps, Vous aviez conçu, je me souviens dès 2005, une installation lumineuse qui n'a
pu aboutir Est-ce cette première expérience qui vous a conduit à imaginer un projet pour
la colonne du belvédère ?
LORIS GRÉAUD : En effet, on m'avait proposé d'intervenir sous la pyramide mais j'ai
finalement choisi de ne pas installer cette œuvre. Je souhaitais souligner l'axe historique
parisien qui est en décalage avec l'axe architectural de la pyramide. Pour cela j'avais
imaginé matérialiser les deux axes par des néons qui seraient venus fendre l'espace
comme deux coups de crayon.
Le projet répond à un vrai désir muséal, curatorial et l'envie que nous avions de travailler
ensemble vous et moi depuis de nombreuses années. À ce titre, il n'a pas de lien réel
avec cette première proposition.
M-L. B. : Votre première idée pour la pyramide s'intitulait Storage Stone, et proposait déjà
une sculpture monumentale dressée sur un socle. Pouvez-vous nous parler de ce projet,
conçu avec les cendres de vos œuvres ? Et pourquoi l'avez-vous abandonné ?
LORIS GRÉAUD : The Storage Stone était en effet la première proposition sur laquelle
nous avons travaillé. Depuis 2010, j'incinère mes épreuves d'artiste et les œuvres qui sont
stockées dans mon atelier, En partenariat avec un crématorium, nous avions installé un
dispositif en laiton capable d'accumuler l'énergie électrique dégagée par la combustion.
Ce geste avait une double portée la récupération du charbon, résidus de la crémation, qui
étaient par la suite agglomérés en sculptures ou en tableaux. ce qui les propulsait au
statut de nouvelles ouvres d'art et l'accumulation de l'énergie physique dans des batteries
qui avait pour dessein d'activer une nouvelle performance. J'aime particulièrement cette
idée de mutation et de transformation, de cette énergie générée dans la destruction et de
la façon dont elle peut se réincarner avec d'une part une forme inerte, en état de
chrysalide, et d'autre part une puissance prête à être utilisée et à alimenter un nouveau
projet.
M-L. B. : Quand est apparue l'Idée d'une exposition en deux lieux (la pyramide du Louvre
et le forum du Centre Pompidou) ? Qu'est-ce qui vous a attiré dans ces deux espaces : le
passage de l'ancien au moderne, leur architecture ou leur fonction d'accueil ?
LORIS GRÉAUD : Comme je le mentionnais plus haut, nous souhaitions vous et moi
depuis plusieurs années créer une œuvre spécifique pour le musée du Louvre. Le Centre
Pompidou quant à lui souhaitait également que nous travaillions ensemble sur une
nouvelle production. Les présidents Henri Loyrette et Alain Seban ont a ors évoqué l'idée
d'un double projet qui s'ancrerait dans ces deux institutions majeures et serait une seule et
même exposition.
Je me suis donc posé a question de la forme que pourrait prendre ce projet. Va première
obsession a été de me saisir de cette invitation pour en faire une exposition gratuite,
accessible à tous, et visible par le plus grand nombre. Et je crois que cette volonté a
finalement dicté la forme que prendrait cette exposition un projet inclusif, en quelque sorte
immédiat. qui aurait le pouvoir d'interroger chaque visiteur qu'il soit touriste, enfant ou
simple passant. Pour cette raison, les deux espaces de passage, parmi les plus
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forum du Centre Pompidou se sont tout naturellement Imposés.
M-L. B. : Votre deuxième projet était un déploiement sculptural de météorites en «
lévitation » dans l'espace de la pyramide. Est-11 né de cette volonté de double exposition
des deux institutions ? Était-il nécessaire que les deux œuvres respectivement présentées
au Centre Pompidou et au musée du Louvre se fassent écho ?
LORIS GRÉAUD : En aucun cas, je n'ai cherché à contraindre ces deux formes pour
qu'un dialogue «évidant »s'opère. Lorsque nous travaillions sur le projet des météorites,
l'enjeu était de proposer une sculpture qui ait une fonction et transforme la fonction même
du musée. Ouvre était au-delà de son aspect sculptural une antenne radiotélescope
fonctionnelle, en lien avec l'observatoire de Nancy, qui allait être capable d'enregistrer en
temps réel et de retransmettre dans l'espace de la pyramide le son d'étoiles mortes. Nous
parlions à l'époque d'une machine à fantômes la sculpture diffuserait les sons d'astres
disparus depuis des années-lumière paradoxalement encore visibles et audibles. Comme
une vision, une audition spectrale aurait été offerte à chaque visiteur, l'espace sous la
pyramide devenant un lieu d'écoute.
M-L. B. : L’œuvre « non-identifiée » que vous intitulez [I] est une sculpture monumentale,
de couleur noire, posée sur un socle et dont le voile qui la recouvre semble s'être pétrifié
pour devenir lui-même sculpture. Vous aviez déjà réalisé des sculptures semblables en
2012 à la Pace Gallery à New York. Pouvez-vous nous dire comment est né ce projet et
quelles étaient ces six sculptures cachées ?
LORIS GRÉAUD: [I] est le titre de cette double exposition et également le titre des deux
couvres qui la composent. Il s'agit d'un titre qui ne se prononce pas véritablement mais qui
fait signe.
L’œuvre présentée sous la pyramide intervient en effet dans la continuité de cette série
d’œuvres uniques présentées dans mon exposition « The Unplayed Notes1» dont le
paradigme était le même, une œuvre ayant perdu son centre un voile dissimulant une
œuvre faisant ouvre lui-même.
La série présentée à New York préfigurait donc déjà [I] car il s'agissait de six reproductions
en plâtre d’œuvres présentes dans a collection du Louvre. Mais à ce stade du projet,
l’œuvre qui était voilée perdait toute importance, l'enjeu étant simplement de prolonger
sans fin le moment liminaire de l'inauguration d'une sculpture publique.
La sculpture présentée sous la pyramide puise donc formellement dans plusieurs «
traditions » elle respecte à la fois l'art du drapé en sculpture, la façon dont sont protégées
et voilées les sculptures avant leur inauguration et aussi les simples emballages des
œuvres présentées durant l'hiver. Il n'y a pas de véritable volonté esthétique lorsque l'on
protège une couvre ou lorsque le voile est temporaire, sur le point de révéler une
sculpture. Et c'est précisément cet ensemble qui m'intéresse étirer à l'infini le moment
productif de désir où l'on coupe la corde et où l'on tire le drap.
M-L. B. : Parallèlement vous avez réalisé et présenté des « photographies » de l'intensité
lumineuse de certains tableaux dans la Grande Galerie, dont le Caravage, Quel était le
processus et quel est le lien entre ces fantômes de sculptures et les spectres des tableaux
? Est-ce votre vision mélancolique du musée ou bien votre désir de dématérialisation de
l’œuvre d'art au profit d'une émission visuelle d'une autre nature qui vous a conduit à ces
projets ?
1. Loris Gréaud, « The Unplayed Notes », The Pace Gallery, New York, 2012. www.theunplayednotes.com
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3. LORIS GRÉAUD : Parallèlement à cette série, effectivement fait l'expérience d'utiliser le
musée du Louvre comme une sorte de camera obscura géante. Le processus était le
suivant placer devant des tableaux majeurs du clair-obscur, afin d'en saisir « l'aura », de
larges plaques photosensibles capables d'emmagasiner la lumière ambiante, la réflexion
des tableaux, et potentiellement les spectres qui es habitent. Ce procédé d'enregistrement
permettait à la lumière d'être « fixée » directement à l'intérieur du musée produisant
quarante-quatre « photographies » toutes très différentes.
Ces quarante-quatre diasecs une fois présentés dans l'espace de la galerie, laissaient
penser que nous avions transporté et transposé une partie de l'âme du musée, à travers
une translation sensible et poétique.
M-L. B. : Le choix du Captif de Michel-Ange a-t-il une valeur symbolique ?
LORIS GRÉAUD: Il y a bien sûr un choix esthétique dans l'idée de ce que l'on va cacher
et voiler pour l'éternité. Il me semblait juste de choisir une œuvre majeure, visible dans
l'exposition permanente, pouvant activer le procédé choisi pour [I] et créer un dialogue.
L'histoire des Captifs de Michel-Ange est aussi entrée en compte ces deux sculptures
appartenaient au projet pensé à l'origine pour le tombeau du pape Jules II. pour en être
finalement écartées. Pas moins de quarante années auront été nécessaires à leur
réalisation, produisant deux sculptures non finito et dont les interprétations restent
aujourd'hui obscures (de l'enchaînement de l'âme à la pesanteur du corps, concept cher à
Platon, à l'Image des provinces soumises). Sans destination réelle, ces deux sculptures
ont été présentées sur la façade du château d'Écouen puis au château de Richelieu pour
finalement être intégrées dans les collections du Louvre. Redonner place au Captif dit «
rebelle » sur la majestueuse colonne du belvédère tout en l'empêchant d'être tout à fait
dévoilé semblait ainsi faire sens.
M-L. B. : D'un corps voilé à un corps qui chute, . , Votre intérêt pour le corps semble
récent :des silhouettes fantomatiques dans le film Hors-Prise aux corps charnels et
érotiques dans votre dernier film The Unplayed Notes présenté à la galerie Yvon Lambert.
Quelle place tient-il dans votre démarche ?
LORIS GRÉAUD : C'est très nouveau sans que je puisse me l'expliquer vraiment. Mes
projets jusqu'alors avaient toujours été désincarnés. J'avais toutefois déjà produit une
œuvre où des corps humains allaient offrir le spectacle d'une sculpture au visiteur, un jeu
étrange où les règles restent à inventer dans le Merzball Pavillon, des paintballers
professionnels tentaient de se marquer à l'IKB, couleur de l'immatériel.
Souvent dans mes projets, le corps a une fonction, il est lui-même vecteur. Dans mon
dernier film The Unplayed Notes², il s'agissait d'un acte sexuel explicite réalisé par des
professionnels du sexe tentant d'atteindre l'orgasme. filtrés avec une caméra thermique,
dont la technologie permet de produire de a lumière à 'image en fonction du réchauffement
sensible des corps. Ainsi plus les acteurs se rapprochaient de l'orgasme, plus la lumière
irradiait écran de projection.
Dans le cadre de [I] au Centre Pompidou, il s'agit de corps-machines qui sans cesse,
comme un éternel retour, se laissent tomber dans le vide de l'espace du forum, usant de la
simple gravité sans acrobatie ni spectacle, utilisant la structure-sculpture comme machine
célibataire, en circuit clos, telle une Vanité.
2. Loris Gréaud, « The Unplayed Notes », galerie Yvon Lambert, Paris, 2012. www.theunplayednotes.com
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4. M-L. B. : Consciemment ou inconsciemment, ces deux dernières œuvres [I] font référence
à des travaux plus anciens, notamment Yves Klein ou Richard Serra pour les sauts dans
le vide, ou bien Man Ray Christo, Urs Fischer... Est-ce une filiation que vous assumez ?
LORIS GRÉAUD : Oui bien sûr. Je ne crois pas à l'art comme génération spontanée. les
artistes n'ont jamais été dans l'économie des formes et des idées. Les artistes et les
œuvres que vous évoquez sont évidemment des points de référence et des zones
d'influences pour ces deux Œuvres,
M-L. B. : N'est-il pas paradoxal pour un artiste comme vous qui travaillez sur la cosa
mentale, les énergies invisibles et la disparition de présenter un moulage d'un chef-
d'œuvre de Michel-Ange, et de jouer sur le caractère officiel de la sculpture dévoilée ?
Votre démarche est hantée par les spectres et les apparitions, [I] est-il un énième fantôme
de la liberté ou de la captivité ?
LORIS GRÉAUD : Ce projet ne me semble pas paradoxal, il est en rapport avec ce que
j'ai pu faire ces dernières années. La procédure reste la même seul le projet fait autorité
dans sa durée, son économie, sa forme.. L'enjeu ici, comme je l'évoquais plus tôt, était de
produire une exposition gratuite, qui pourrait être confrontée à tous les visiteurs. En cela le
projet [I] apporte bien plus de questions que de propositions de réponses sur la fonction
du musée, l'accès à l’œuvre, l'accès à l'art, les personnes à qui s'adresse l'art, l'incidence
réelle d'une œuvre au monde. La production de désir, d'énergie et le chemin de la pensée
comme la véritable place de l'ouvre.
M-L. B. : Cherchiez-vous une symbolique particulière pour l'entrée du musée du Louvre ?
LORIS GRÉAUD : Non, il m'a simplement semblé intéressant que ce socle magistral sous
la pyramide agisse comme un récepteur multiple. Il s'agit presque d'un objet en attente.
Son histoire est assez révélatrice pensé pour accueillir La Victoire de Samothrace par I.M.
Pei, il est resté longtemps orphelin. Je crois d'ailleurs que Le Penseur de Rodin, Le Coq
de Brancusi ont été pressentis pour y être installés sans que jamais aucun ne parvienne à
s'inclure parfaitement dans l'espace.
En cela, comme c'est le cas pour une œuvre que l'on va dévoiler, le socle sans œuvre
devient un objet productif d'imaginaire. II fonctionne presque comme une œuvre autonome
à combler : autant de sculptures possibles sur ce socle que de visiteurs qui s'interrogent...
M-L. B. : Ghost « une âme qui pourrait être une machine ou une fiction et qui en attendant
cherche à s'arrimer à une structures3 ». Cette définition ne peut-elle s'appliquer à ces
deux œuvres ? L'âme de l'esclave attachés et fixée sur son socle, celle des corps des
sauteurs qui grimpent et disparaissent à l'infini ? L'une fixe, l'autre mobile ?
LORIS GRÉAUD : C'est bien de cela qu'il s'agit avec dans l'équation les distances
physique et mentale qui les séparent ou les rapprochent.
3. Olivier Michelon, à Propos de l'oeuvre de Loris Gréaud dans son catalogue monographique End Extend, 2006.
Extrait du livre [I] Loris Gréaud Musée du Louvre Centre Pompidou, 2013.
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