La solitude de l’ange déchu à l’époque romantique.pdf
1. 1
LA SOLITUDE DE L’ANGE DÉCHU À L’ÉPOQUE ROMANTIQUE
Litteraria Pragensia (Praga), 6/11 (1996), p. 23-35.
ISSN: 0862-8424.
[Disponible también en
Revue Luxembourgeoise de Littérature Générale et Comparée
(Luxembourg), 1995, p. 58-68]
Lamartine a cru que la chute d’un ange deviendrait l’Élévation d’un Homme.
Il a eu tort de le croire (Lautréamont, Poésies, II).
Nous n’oserions pas dire que le malheur des anges prit naissance le jour de leur création: l’on
sait bien que, parmi ces créatures il y en eut un grand nombre qui choisirent à jamais le chemin du
bonheur. Cependant il est vrai que l’acte par lequel Dieu les tira du néant leur octroya simultanément
le don de la liberté et, uni à celui-ci de manière indissociable, le devoir de la responsabilité. En effet,
dès l’instant même de leur création les êtres spirituels purent choisir entre l’amour et la haine: aimer
Dieu par-dessus tout ou s’aimer eux-mêmes plus que Dieu.
Dans la tradition biblique dont se sont inspirés nos auteurs, l’ange déchu, un être
admirablement doué de qualités extraordinaires, voulut s’égaler au Créateur et lui déclara une guerre
éternelle. Sans doute est-ce Milton, dans son Paradise Lost, qui l’a le mieux dessiné, comme l’indique
judicieusement la baronne de Carlowitz en mai 1840. Par sa rébellion il s’attira la haine de Dieu et,
avec celle-ci, toutes les conséquences de son nouvel état. Pourrait-on penser pour autant que Dieu a
mal agi en lui accordant l’être? C’est cela même ce que dit notre ange lors d’une réflexion:
Pourquoi me tira-t-il de mon heureux néant?1
Et l’ange Raphaël, toujours partisan de Dieu, déclare qu’il combattra longtemps
With him who deem’d it hard
to be created2.
Celui qui gémit d’avoir été créé.
Par cette résistance à la création, que d’autres romantiques ont élargie à l’univers entier3, on
pourrait considérer Dieu comme le premier responsable du malheur de l’ange déchu. Pourtant il ne
faut pas sous-estimer la puissance de Dieu, qui aurait pu ne pas créer Lucifer comme celui-ci aurait
pu ne pas pécher. La raison de ce désaccord il faut la chercher, à notre avis, dans l’orgueil. Par son
orgueil Satan refuse de servir Dieu, d’être une simple créature. Si l’on nous demandait d’expliquer
cela nous répondrions à brûle-pourpoint: c’est un mystère. Mais les faits sont là; comme le dit Gomes
Leal dans son Epitafio de Satã:
Eis o Rebelde antigo e o altivo Impenitente4.
Tu es l’ancien rebelle et le hautain impénitent.
En effet, s’il y a quelque point de coïncidence entre ces auteurs, c’est sans doute que la chute
de l’ange de lumière est la conséquence d’une rébellion, (rébellion de rivalité entre les anges eux-
1 LAMARTINE, La chute d’un ange, première vision, dans Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991
(1963), p. 829.
2 BYRON, Heaven and Earth, première partie, sc. IV, dans The Poetical Works, Edinburgh, Nimmo, Hay & Mitchell, 1885,
p. 281.
3 Cfr. ces vers de Lamartine: “Au néant destinés, / Est-ce pour le néant que les êtres sont nés?” (L’immortalité, dans
Méditations poétiques, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1981, p. 41).
4 Dans Poesias escolhidas, Lisboa, Bertrand, s.d., p. 85.
2. 2
mêmes, comme l’on peut voir dans La Messiade de Klopstock5) qui, dans ce contexte, signifie le plus
affreux des péchés:
That angels nature –even I,
Whose love she clung to, as the tie
Between her spirit and the sky–
Should fall thus headlong from the height
Of such pure glory into sin–
The sin, of all, most sure to blight,
The sin, of all, that the soul’s light,
It soonest lost, extinguish’d in!6
Mais quelles sont les conséquences de cette chute de Lucifer? Voilà ce que nous voudrions
aborder dans les pages qui suivent. D’après la doctrine chrétienne tout péché, mais d’une manière
spéciale le péché d’orgueil, engendre la solitude. Celui qui a commis une faute subit de manière
immédiate un changement de son contexte relationnel; il perd l’amitié de Dieu, il prend ses distances
par rapport aux autres et, ce qui est encore plus surprenant, il expérimente un net désaccord avec soi-
même dans son for intérieur. Le résultat est toujours le même: on quitte inconsciemment toute
compagnie pour se trouver seul à seul avec son péché. Qui plus est, on engendre la solitude autour
de soi:
“Mais on dit qu’à présent il est sans diadème,
qu’il gémit, qu’il est seul, que personne ne l’aime”7.
Ernest Jünger soutient que le rebelle recourt aux forêts de manière automatique; notre ange,
quant à lui, ne hante “que les monts et que les solitudes”8. En effet, il fait une fixation de la solitude,
il la voit partout, même dans le ciel9, il évite tout contact avec qui que ce soit; c’est la conséquence
directe, dirait-on, d’une attitude dépressive: une espèce de maladie, comme nous verrons plus bas à
propos de la mélancolie, a pris possession de tout son être.
Nous avons dit que cette solitude en engendre une autre autour de soi; c’est vrai: il s’opère une
espèce de déformation de conscience chez l’ange déchu de sorte qu’il voit la solitude partout. Il
parvient même à considérer que Dieu lui-même vit entouré de solitude, comme dans ce “sermon”
qu’il adresse à Caïn:
…But let Him
sit on his vast and solitary throne,
Creating worlds, to make eternity
Less burthensome to His immense existence
and unparticipated solitude!
Let Him crowd orb on orb: He is alone
Indefinite, indissoluble tyrant!10
Mais qu’il reste sur son vaste trône solitaire, créant des mondes pour rendre l’éternité moins
fatigante à son immense existence et à sa solitude sans partage! qu’il entasse sphères sur sphères: il
est seul, indéfini, indissoluble dans sa tyrannie.
5 Paris, Charpentier, 1842, chant II, p. 24 et 36-37.
6 Thomas MOORE, The Loves of the Angels, First Angel’s Story, dans Gayle SHADDUCK, England amourous angels, 1813-
1823, Lanham, Maryland, University Press of America, 1990, p. 355, v. 193-200.
7 VIGNY, Éloa, dans Poèmes antiques et modernes. Les Destinés, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1990 (1973), p. 26, v. 115-116.
8 La Chute d’un ange, troisième vision, loc. cit., p. 858.
9 “If back to heaven I must unlov’d (…) to soothe me in that lonely sky…”, The Loves of the Angels, loc. cit., p. 360, v.
318-321.
10 BYRON, Cain, dans The poeticals works, op. cit., A. I, p. 258.
3. 3
Caïn lui-même, après le meurtre d’Abel, éprouve le désir d’une solitude qui n’est, somme toute,
que la fuite de Dieu:
…Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire;
Rien ne me verra plus. Je ne verrai plus rien11.
Solitude, donc, par rapport à lui-même, à Dieu et aux autres hommes; solitude, enfin, par
rapport aux hommes qu’il a entraînés dans le mal et qui sont déjà en son pouvoir:
As he went through Cold-Bath fields he saw
A solitary cell;
And the Devil was pleased, for it gave him a hint
For improving his prisons in Hell12.
Comme il arriva aux Champs des Bains-chauds, il vit une cellule solitaire; et le Diable fut
charmé car cela lui donna une idée pour améliorer ses prisons en Enfer.
En effet, l’ange déchu est seul et songe naturellement à entraîner les autres vers sa même
situation, comme il fait avec l’épileptique au temps du Christ: “A maintes reprises le démon s’était
rendu maître de lui; on avait beau, pour le garder, le lier de chaînes et d’entraves, il brisait ses liens et
le démon l’entraînait dans les solitudes”13.
Or, nous ne pouvons penser que le nouvel état de l’ange déchu en reste là. Sa solitude est
totale, nous l’avons vu, mais elle charrie toute une longue série de malheurs physiques et spirituels
qui sont la preuve de la gravité de son péché.
Parmi les conséquences physiques il faudrait souligner le paradoxe qui se produit dans tous les
ordres de l’existence matérielle. Il cherchait le pouvoir, pourtant sa rébellion n’a donné comme fruit
que la plus amère stérilité14; il était l’ange de la lumière, maintenant il se trouve entouré de la plus
sordide obscurité:
Comme Satan dans l’ombre où Dieu le fit descendre15.
Il avait voulu s’ériger en ange prométhéen, et cependant rien n’est plus froid que “ses membres
glacés”16; bref, il se trouve fortement enchaîné, de sorte qu’il ne peut bouger en aucun sens ni aller
où il veut:
For me the spell had power no more,
There seem’d around me some dark chain
Which still, as I essay’d to soar,
Baffled, alas, each wild endeavour17.
Cependant il ne faut pas oublier que les suites morales sont toujours les plus horribles; la
douleur physique, ainsi que l’enseigne la doctrine chrétienne, ne pourra jamais atteindre les
proportions des grands tourments moraux. C’est difficile à croire, mais quand on songe au but pour
11 Victor HUGO, La Conscience, dans La Légende des Siècles. La Fin de Satan. Dieu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1984 (1950), p. 26. Il nous semble entendre l’écho de cet autre Caïn, celui de Byron, lorsqu’il s’adresse à Lucifer:
“Let me dwell in shadows”, loc. cit., A. II, sc. II, p. 265.
12 COLERIDGE, The Devil’s Thoughts, dans The Complete Poetical Works, Oxford, Clarendon Press, 1912, IX, v. 34-37, p. 322.
13 Luc, VIII, 29.
14 Comparer, à ce propos, l’exubérance de l’Éden, par exemple dans Le Sacre de la femme de Hugo, avec la stérilité de
l’enfer au passage de l’ange déchu Béliel, La Messiade, op. cit., p. 26 et 49.
15 HUGO, Dieu, loc. cit., L’Aigle, p. 1051.
16 “But Urizen his mighty rage let loose in the mid deep / Sparkles of Dire affliction issud round his frozen limbs”.
BLAKE, The Four Zoas: Night the eighth, dans The Complete Poetry & Prose, New York, Anchor Books, 1988 (1965), p. 373.
17 The Loves of The Angels, First Angels Story, loc. cit., p. 362, v. 392-395; vid. aussi p. 363, v. 416 et sq.
4. 4
lequel l’âme a été créée, on comprend qu’il n’y a pas de plus grand malheur que l’éloignement éternel
de son Créateur.
Dans les Mémoires d’outre-tombe, après avoir décrit tous les mauvais souvenirs que notre mémoire
nous rappelle sans cesse, Chateaubriand se demande: “Pourtant, sans la mémoire, que serions-nous?”
Et Lamartine de renchérir:
Tant peut sur les humains la mémoire chérie!
C’est la cendre des morts qui créa la patrie18.
On voit bien que la mémoire joue chez les romantiques un rôle de première importance.
Néanmoins, la mémoire revêt une signification extrêmement négative chez notre personnage: elle lui
rappelle sans cesse ce qu’il fut et, par opposition, elle fait ressortir ce qu’il ne sera plus jamais.
Thine shall be nothing of the past, save tears19,
Vous ne conserverez du passé que les larmes,
prévient l’Esprit aux hommes et aux femmes rebelles qui s’enfuient avec les anges déchus. La
prédiction s’accomplit dans The Loves of the Angels où nous assistons aux successives plaintes des trois
anges qui ont désobéi aux commandements de Dieu:
I stood to gaze, with awe and shame–
The memory of Eden came20,
avoue le premier ange à ses compagnons de malheur; ce à quoi répondra plus tard le deuxième:
…oh, that look!
Avening Power, whate’er the hell
Thou may’st to human souls assign,
The memory of that look is mine!21
Soulignons au passage un autre paradoxe de cet état maladif; l’ange qui éprouve l’obsession
des souvenirs qui le mortifient est le même qui aspire à l’oubli absolu. C’est un résultat logique de la
dépression dont nous avons parlé et qui prend possession des romantiques22. Le meilleur exemple de
cette hantise de l’oubli se trouve dans La Messiade de Klopstock; Abbadona, après avoir assisté à la
crucifixion sur le Golgotha, éprouve un vif désir de rencontrer l’homme divin –qui n’est autre que le
Christ–, le seul qui pourrait obtenir son rachat. Or, pour le moment, cela ne lui sera pas accordé; il
succombe donc dans un état dépressif et ne songe plus qu’à son propre anéantissement, qui est
l’unique voie pour que ses souffrances touchent à leur terme:
Les yeux de l’ange déchu ont suivi la direction de ceux du disciple bien-aimé; il tressaille et se dit à lui-
même: (…) L’espérance de ne plus être, c’est la seule qui me reste!… Oh! ne me trompe pas, vague
espoir, il me semble que je ne puis sans crime demander à l’Éternel la grâce de m’anéantir, et qu’en ce
moment il pourrait me l’accorder. O toi! qui lis dans mon cœur, toi qui récompenses et qui punis, quand
il aura cessé de souffrir, le divin mourant, tu immoleras sans doute à son ombre quelques-uns des esprits
du mal qui ont créé le péché et qui cherchent sans cesse à y entraîner tes enfants… qu’Abbadona soit
au nombre des maudits que tu extermineras sur la tombe du juste… Quand j’aurai cessé d’être, les
18 La Chute d’un ange, troisième vision, loc. cit., p. 856.
19 Heaven and Earth, sc. III, loc. cit., p. 277.
20 First Angels Story, p. 359, v. 299.
21 Second Angels Story, p. 401, v. 1473-1476.
22 Cfr. les célèbres poésies de Bécquer recueillies sous le titre Donde habite el olvido (Là où sera l’oubli), thème repris plus
tard par Cernuda, Jiménez et Aleixandre.
5. 5
flammes nocturnes de la damnation ne me rongeront plus; on dira: Il fut; il n’est plus!… Les anges
m’oublieront, tous les êtres créés m’oublieront, Dieu lui-même m’oubliera!23.
Cependant c’est surtout le souvenir, nous le répétons, qui l’emporte dans les pensées de l’ange
déchu; le souvenir d’un temps heureux qui fut et qui n’est plus. Aujourd’hui, par opposition à cette
époque d’or, l’esprit tombé n’a devant ses yeux que le constat de son malheur. “Vous ne conserverez
du passé que les larmes”, avait annoncé Raphaël aux rebelles; la prédiction s’est pleinement accomplie,
plus encore, ils ont tellement pleuré qu’il ne leur reste même plus de larmes:
Listen, and, if a tear there be
Left in your hearts, weep it for me24,
supplie l’un des anges déchus avant de passer au récit de ses malheurs. En effet, l’ange déchu
est maintenant un être malheureux; Gomes Leal le présente dans un piteux état:
Eu sei que hoje estás morto ou retirado,
Ó corvo escuro e mau do firmamento!
E que andavas no mundo, envergonhado,
Já doentio, calvo, e desdentado,
E que era o teu catárro a voz do vento25.
Je sais qu’aujourd’hui tu est mort ou retiré,
O corbeau obscur et mal du firmament!
Et que tu allais dans le monde, honteux,
Déjà maladif, chauve et édenté,
Et que ton catarrhe était la voix du vent.
Lui-même en est conscient; autrement il aurait répondu plus adroitement à la question
inquisitoriale de Caïn; ainsi, face à la première réponse évasive, le frère d’Abel pose à nouveau la
question en obligeant Lucifer à reconnaître l’âpre réalité:
CAIN
And ye?
LUCIFER
Are everlasting.
CAIN
Are ye happy?
LUCIFER
We are mighty.
CAIN
Are ye happy?
LUCIFER
No: art you?26
CAÏN
Et vous?
LUCIFER
Nous sommes éternels.
23 Op. cit., chant IX, p. 173. Même réaction chez le Satan de Vigny: “Il pense qu’à la fin des Temps évanouis / Il lui
faudra de même envisager son Maître, / Et qu’un regard de Dieu le brisera peut-être” (Éloa, v. 638-640).
24 The Loves of the Angels, Second Angels Story, p. 390, v. 1221-1222.
25 A Biographia de Satan, dans Claridades do Sul, Lisboa, Empreza da Historia de Portugal, 1902, 2e éd., p. 265.
26 Cain, A. I., p. 258.
6. 6
CAÏN
Êtes-vous heureux?
LUCIFER
Nous sommes puissants.
CAÏN
Êtes-vous heureux?
LUCIFER
Non. L’es-tu?
Même réponse, hélas, que celle de Satan à Éloa au dernier moment de leur entretien lors de la
chute de celle-ci:
– Seras-tu plus heureux, du moins, es-tu content?
– Plus triste que jamais27.
Dans cet état des choses, il nous paraît parfaitement normal que l’ange déchu reste en proie au
“pouvoir de la mélancolie”28. En effet, la mélancolie est la situation de ceux qui rêvent d’un temps
heureux déjà disparu, des êtres qui remarquent plus puissamment que les autres le contraste existant
entre leur piètre existence et le but pour lequel ils ont été créés; tout comme cette damnée de
Montgomery:
She was a cherub born to beam in heaven!29
C’était un chérubin née pour briller dans le ciel!
Le paradoxe existant entre ces deux états si distants, celui que l’ange déchu connut lors de sa
création et celui qu’il connaît à présent, l’entraîne donc dans une profonde mélancolie difficile à
décrire:
Not angry –no– the feeling has
No touch of anger, but must sad–
It was a sorrow, calm as deep,
A mournfulness that could not weep30.
Qui plus est, nous pourrions même conclure que l’état mélancolique n’est, somme toute, qu’un
premier pas chez l’esprit qui fut heureux et qui ne l’est plus. Le morne souvenir qu’il en garde, certes,
cause sa mélancolie, mais celle-ci est vite remplacée par un état encore plus douloureux, qui est celui
du désespoir. Victor Hugo retrace très bien cette évolution dans sa richissime préface de Cromwell:
L’homme, se repliant sur lui-même en présence de ces hautes vicissitudes, commença à prendre en pitié
l’humanité, à méditer sur les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour Caton payen
le désespoir, le christianisme fit la mélancolie31.
Voilà donc le bout du chemin, le “sublime désespoir”32 qui –de manière médiate selon nos
auteurs et de manière immédiate selon la doctrine chrétienne– s’est réveillé en faisant des gestes à
l’ange déchu pour l’attirer vers lui33. Que faire alors? Suivant l’argumentation de Hugo et celle de
27 Éloa, op. cit., chant troisième, p. 46, v. 777-778.
28 The Loves of the Angels, First Angels Story, p. 360, v. 317.
29 Robert MONTGOMERY, A Vision of Hell, dans A Universal Prayer; Death; A Vision of Heaven; A Vision of Hell, London,
Samuel Maunder, 1825, p. 129. Et, ailleurs, la mémoire des fugaces instants heureux provoque un effet semblable: “…Till
moved by some remember’d bliss”; p. 114.
30 The Loves of the Angels, First Angels Story, op. cit., p. 355, v. 187-190.
31 Dans Théâtre complet, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985 (1963), p. 415.
32 A Vision of Hell, loc. cit., p. 113.
33 Cfr. ibid., p. 126.
7. 7
certains classiques, il paraît que le suicide est la démarche qui sied le mieux à un personnage qui fait
abstraction de Dieu et qui n’a plus d’espoir:
Another of the lost, who might have lived
In Joy’s unclouded atmosphere, was he,
The suicide –the darkest of them all!34.
Or, l’ange déchu, quoique suicidé, ne peut cesser de souffrir, d’où son vain désir d’être
supprimé. Milton avait décrit, avec une grande beauté poétique, cette situation de désespoir quand il
parlait de la demeure infernale:
…Where peace
And rest can never dwell, hope never comes
That comes to all, but torture without end.
Il en est de même pour notre ange qui a perdu, une fois pour toutes, même “l’espoir du
désespoir”35. Cette dernière grâce ne lui sera accordée pas plus qu’à Judas: “Ne te tords pas ainsi,
n’espère pas me fléchir; non, traître! non, je ne t’anéantirai pas!”36.
Voilà donc la solitude engendrée par ce premier péché d’orgueil: solitude envers Dieu, envers
soi-même et envers les autres. Abandonné à son sort, l’ange déchu éprouve des souffrances physiques
(la faiblesse, l’obscurité et le froid) et des souffrances psychiques (la mélancolie face au passé et le
désespoir face au futur); pourtant, rien ne lui sera accordé, d’où sa tristesse et sa dépression profondes.
Arrivés a la fin de notre petit périple autour de la solitude de l’ange déchu à l’époque
romantique nous pouvons extraire quelques conclusions. La première est que la solitude accompagne
sans cesse notre personnage; la deuxième, qu’elle entraîne des conséquences morales autrement
graves que celles purement physiques; enfin, la troisième et dernière conséquence reprend en quelque
sorte la première: sans doute l’ange déchu, toujours substantiellement et accidentellement seul dans
son individualité, est-ce l’un des personnages les plus solitaires de l’histoire de la littérature.
34 Ibid., p. 121.
35 Ibid., p. 125.
36 La Messiade, op. cit., p. 176.